#Lectureetlittoral - Le lecteur itinérant Marc Roger poursuit son projet baptisé "A la limite". Cette fois-ci son périple l'amène du pont de Normandie à Ouistreham. L'occasion de faire à nouveau de belles rencontres, parfois imprévues, et de s'attarder sur l'engagement de Paul Watson et l'œuvre de Marguerite Duras.
Depuis le pont de Normandie, l’estuaire de la Seine éblouit le regard. L’ouvrage d’art rehausse s’il le fallait la majesté du fleuve. Les eaux s’avancent vers le large, solennelles. Turbidité, température, salinité, densité et couleur, tout oppose l’eau de mer et l’eau douce dans leur lutte orchestrée par l’horloge des marées.
Au gré de l’heure et des coefficients, la Seine transporte ses limons ou les déposent tout le long des vasières que recouvre et découvre la mer plus ou moins influente, accrétions fluctuantes, territoires des pionnières halophiles où finissent par gagner les roseaux, les bouleaux, les saules et l’industrie de l’homme à force de remblais, de quais, de digues et d’enrochements pour accueillir gaz, pétrole, céréales et conteneurs des ports du monde entier. Entre ciel bleu, tons fauves des marais et givre blanc, la pestilence des raffineries et des usines pétrochimiques passerait presque inaperçue.
En étudiant la carte, la veille au soir, je réalise que de Villers-sur-Mer à Ouistreham, il me sera impossible d’être à l’heure au rendez-vous lecture avec l’association Passeurs de Livres de Ouistreham. Pour m’éviter le grand détour d’une rive à l’autre de l’estuaire de l’Orne par le pont de Bénouville, j’appelle Martine.
— Quelqu’un de votre connaissance aurait-il un bateau pour me faire traverser ?
— Mon mari s’en occupe. Je vous rappelle.
En quinze minutes, c’était réglé.
Le lendemain, sous une pluie battante mêlée de neige, depuis l’embarcadère du Club Nautique de Merville-Franceville, trempé, j’attends que se profile au ras de l’eau la silhouette noir-orange du semi-rigide de la SNSM – Société Nationale des Sauveteurs en Mer.
17h30 comme convenu, Stéphane et Yves, sauveteurs bénévoles, arrivent accompagnés de Tom qui souhaitait goûter au clapot de l’estuaire. Leur ponctualité me donnera tout le loisir de me sécher, de me changer et de trinquer à l’apéro en dégustant le délicieux buffet des sympathiques lectrices Passeurs de Livres de Ouistreham.
Ouistreham, Langrune-sur-Mer, Saint-Aubin-sur-Mer. Toujours des femmes, bénévoles pour la plupart, s’activent en réseau à faire vivre le livre et la lecture sur leur commune et environs.
L’équipe de Saint-Aubin-sur-Mer contacte les collèges. Vingt-cinq élèves de 4e du collège Maîtrise Notre-Dame de Douvres-la-Délivrande accompagnés de leurs professeurs répondent présents. Sur la promenade du front de mer de Luc-sur-Mer, ils me rejoignent et ils déclament le Noircissement de la mer de Michel Butor face à l’estran repris par la marée montante.
Ces jeunes élèves ne retiendraient qu’un mot de l’engagement de Paul Watson, une seule de ses actions non violentes contre les atteintes illégales à la vie marine et aux écosystèmes marins, que je serais heureux d’avoir marché à leur rencontre pour leur lire à voix haute Sea Shepherd, Le combat d’une vie. Récit coup de poing au cours duquel l’intrépide activiste canadien ne cesse de prouver qu’il est prêt à mourir pour ce en quoi il croit. Sa question favorite : « Seriez-vous prêt à mourir pour une baleine ? » je la pose aux élèves. Long silence incrédule.
Ils n’ont pas à répondre à l’instant, leur réponse ne regarde qu’eux-mêmes et leur propre conscience. Moi-même, serais-je capable d’une telle radicalité ? Je n’en ai pas la certitude. Car Paul Watson cite à dessein Victor Hugo : « Il vient une heure où protester ne suffit plus ; après la philosophie, il faut l’action. » Fondée en 1977 Sea Shepherd est l’ONG de défense des océans la plus combative au monde.
« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. Place au biocentrisme ! »
Pour être à l’heure à mes lectures, je force un peu l’allure. Lecture et Littoral – à la limite… n’est pas toujours la flânerie imaginée à l’origine du projet.
J’aimerais goûter plus lentement la Côte Fleurie depuis Honfleur jusqu’à Cabourg ; goûter plus lentement les Falaises des Vaches noires, leurs écroulements de marne gris mêlée de craie, mer tropicale du Jurassique, aquifère effondré par le haut, par le bas attaqué par la mer, de la sorte érodé qu’il redonne du ciel aux mollusques, ammonites, huîtres et bivalves fossiles de 140 millions d’années ; goûter plus lentement la recherche de ces temps fascinants à quelques mètres du Grand Hôtel de Cabourg où Marcel Proust écrivit son chef-d’œuvre ; m’émouvoir plus longuement au souvenir d’autres milliers de vies perdues sur les plages du D-Day ; confondre les époques aux lectures retrouvées ; satisfaire les demandes du public dans la salle du CANO d’Ouistreham.
Une spectatrice souhaiterait m’entendre lire La jeune fille et l’enfant. « Souvenez-vous, me dit-elle, de votre lecture en hommage à Marguerite Duras un samedi de mai 2014 pour le centenaire de sa naissance. »
Rue Saint-Benoît dans le 6ème. Numéro 5. Deux têtes de chiens encadrent le linteau de la porte. Cinquante personnes se sont passé le mot. Lecture d’extraits de l’œuvre de Marguerite Duras sous les fenêtres de son appartement où l’écrivain vécut de 1942 à 1996.
Face aux fenêtres où j’imagine qu’elle se penchait pour voir le ciel ou fumer une cigarette, l’impasse des Deux Anges. Entrée interdite aux voitures, sauf accès aux pompiers. Entre deux cônes de pierre grise, pend une chaîne où s’assiéront des auditeurs. Je pose ma sono à l’angle de l’école. Trottoir de droite, un frigidaire attend le passage du Service encombrant. Je le traîne sur dix mètres vers le fond de l’impasse. Trottoir de gauche, c’est une moto qui prend la moitié de l’espace. Je tourne autour.
Corinne :
— T’envisages pas de la déplacer, tout de même ?
Pas vraiment, mais je passe en revue les nuisances potentielles.
La pression monte. J’ai la bouche sèche. Dans cinq minutes les premiers spectateurs seront là. J’installe la sono sur le rebord de la fenêtre du logement de la concierge de l’école. J’ai frappé au carreau, elle n’y voit pas d’inconvénient. Où poser mon pupitre ? Le caniveau est trop en pente. Je règle mon lutrin à bonne hauteur. Je vérifie le son. En boucle, une phrase du Barrage : « La rencontre de M. Jo fut d’une importance déterminante pour chacun d’eux… »
Corinne juge du volume.
— Baisse encore !
Nous cherchons les mediums.
« La rencontre de M. Jo… »
Un jeune homme en costume fait sa pause cigarette à deux pas de la moto. Je lui demande :
— C’est à vous ?
— Oui, je travaille à l’hôtel, là, si ça peut vous aider, je la déplace.
Il me montre son badge.
— Je m’appelle Jo, comme le gars de votre histoire !
Les premières spectatrices. Elles arrivent. Elles regardent les façades.
— Ah, c’est là ! Au troisième sur la gauche ?
En silence, je feuillette mon programme. Chroniques, essais, romans. Le fil que j’ai tiré dans l’œuvre. J’accueille sans accueillir. Je suis déjà dans un autre espace-temps en ce lieu où l’auteur a vécu et écrit.
« Lol V. Stein est derrière l’Hôtel des Bois, postée à l’angle du bâtiment… »
Retour brutal au temps présent. Deux costauds des encombrants de la Ville de Paris viennent chercher le frigo. Entre le texte sur mon pupitre et l’entrée de l’impasse, je les devine au bord de mon champ visuel. J’interromps la lecture :
— Laissons ces messieurs faire leur travail, vous voulez bien !
Les spectateurs éclatent de rire. Sous les yeux amusés du public, les employés, hilares, en salopette verte fluo, traversent l’impasse vers le frigo, le soulèvent et le transportent jusqu’à leur camionnette arrêtée au milieu de la rue Saint-Benoît.
Un territoire de mots dans un quartier de vie.
Marta. Emma. Jumelles d’une famille italienne logée un étage au-dessous de celui où l’auteur a vécu. Le spectacle est venu jusqu’à elles. Elles sont tout excitées. Elles écoutent le destin de Riva à Nevers. Corinne prend des photos.
— Vos parents seraient d’accord pour que je fasse des photos depuis votre fenêtre ?
— Monte si tu veux, notre père est là.
Elles ont neuf ans.
— Papa ! La dame voudrait faire des photos depuis notre fenêtre.
— Oui, oui, qu’elle entre !
— Papa, tu savais que Marguerite Duras était venue de Nevers jusqu’ici à vélo ?
Elles ignorent où se trouve Nevers, mais le nom leur évoque une terre très lointaine. Dans leur tête, le destin de Riva est celui de l’auteur. Elles sont fières.
— Tu te rends compte, à vélo !
— Elle est vieille ? demandent-elles à Corinne.
— Elle est morte. Quand elle est morte, vous n’étiez pas encore nées.
— Papa, tu l’as connue, toi ?
Il sourit à ses filles, puis s’adresse à Corinne.
— Cela fait seulement trois ans que nous habitons l’immeuble.
La fenêtre est ouverte. L’une des jumelles montre à son père l’attroupement dans la rue. Corinne cherche le bon angle.
— Il leur lit des histoires. Regarde, il vient de jeter un livre par terre ! T’as fini tes photos ? Nous on redescend !
— Souvenez-vous, me rappelle l’auditrice, vous aviez lu Duras.
À la limite… Impasse des Deux Anges.
Crédits photos © Marc Roger
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
Par Marc Roger
Contact : marc.roger@oxor.net
Paru le 01/09/2016
155 pages
Editions Gallimard
7,80 €
Paru le 01/01/2019
364 pages
Editions Gallimard
7,80 €
Paru le 29/11/2017
288 pages
Glénat
19,99 €
Paru le 13/10/2020
351 pages
Atlande
19,00 €
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