La maison d'édition s'arrête. Un collectif d'auteurs qui composait ce « laboratoire à idées » prend la parole.
Sans tambour ni trompette
Pour la première fois depuis 15 ans, le Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil ouvrira ses portes sans la présence d'un éditeur qui comptait parmi les meilleurs : Autrement Jeunesse. En effet, le groupe Madrigall a choisi cet été de fermer, sans tambour ni trompette, ce beau catalogue jeunesse créé par Henry Dougier sous l'impulsion de la jeune et courageuse Sandrine Mini. C'est là que la plupart d'entre nous avons été publiés pour la première fois. Ils étaient alors peu nombreux les éditeurs qui accordaient leur confiance à des auteurs qui n'avaient encore rien prouvé mais tant à dire. Sandrine Mini avait du cran (et elle en a encore dans ses fonctions actuelles de directrice des éditions Syros), qu'elle soit ici infiniment remerciée ainsi que Kamy Pakdel, alors le directeur artistique de la maison (aujourd'hui directeur de la création chez Actes Sud Junior). Nous pensons également à ceux qui se sont succédé ensuite à la direction éditoriale d'Autrement Jeunesse. Tous ont partagé cette même communauté d'esprit.
Il est rare d'assister à la disparition pure et simple d'un département jeunesse de cette envergure ainsi que de son catalogue. Nous revient en tête celle, brutale, de Panama. Nous nous souvenons encore de discussions avec des camarades désemparés pleurant leurs ouvrages perdus. Si nous vivons de nos livres, nous mourrons un peu avec eux aussi.
La généalogie de cette disparition pourrait ressembler à un conte indien dans lequel un éléphant a mangé un buffle qui a mangé un jaguar qui a mangé un rat qui a mangé une sauterelle. Le ventre de l'éléphant, vous l'aurez compris, est sur le point d'exploser. Dans cette histoire, la sauterelle s'appelle Autrement Jeunesse. C'était un éditeur exigeant, aventureux, fidèle à la politique des auteurs, celle-là même qui fait rayonner la France à l'étranger. Autant le dire, il existe ici un paradis (enfin un) : il s'appelle la littérature jeunesse ! Les petits Français lisent et c'est tant mieux. Mais, dans ce paradis, les règles comptables sont les mêmes, hélas, que sur Terre. Et c'est pour cette raison que Madrigall, qui a racheté cet éditeur indépendant, aurait dû mettre les gens et les moyens pour qu'Autrement Jeunesse soit bénéficiaire, valorise son fonds et continue d'innover tout en trouvant un large public.
Était-ce si difficile ? À ce point hors de portée d'un tel groupe pour un tel catalogue ?
Mais connaissaient-ils ce catalogue, son histoire, sa richesse, son potentiel ? Autrement Jeunesse était un laboratoire à idées, avec des documentaires inégalés (« Quand ils avaient mon âge », Autrement Junior « Société », « Histoire », « Arts », « Villes », « Français d'ailleurs »…). Autrement Jeunesse a aussi traduit des classiques d'aujourd'hui (Gruffalo d'Axel Scheffler, Les Réflexions d'une grenouille de Kazuo Iwamura, La Course au gâteau de Thé Tjong-Khing, La Petite Taupe de Zdenek Miler, les chefs-d'oeuvre d'Arthur Geisert…), créé la collection « Histoires sans paroles », avec de véritables best-sellers dont certains sont toujours sur la liste de l'Éducation nationale… Et donné place à nos livres bizarres, étranges, buissonniers, grinçants, stridents ou tout simplement rêvés.
Avec la disparition d'Autrement Jeunesse, c'est donc un peu de la « diversité culturelle » qui s'éteint. Pardon pour ce poncif que les réalités économiques réactivent à l'envi. Il serait dommage que cette excellence française finisse par disparaître de cette façon.
Mais soyons optimistes. Des maisons courageuses et inventives telle qu'Autrement Jeunesse existent déjà et continueront d'exister. D'autres même verront le jour. Certes, au prix de sévères batailles contre les logiques comptables, mais qu'importe. Quant à nous autres, qui avons grandi, nous sommes épanouis et fortifiés au sein de cette belle maison (dans « maison d'édition », il y a « maison » ne l'oublions pas), à l'heure où nous écrivons ces lignes, avons été obligés de faire nos valises, contraints et forcés de voguer vers d'autres lieux de vie. Nos livres ne seront pas moins beaux que ceux parus sous la très reconnaissable étiquette rouge d'Autrement Jeunesse. Cependant, nous leur devrons au moins une minute de silence.
Beatrice Alemagna, Géraldine Alibeu, Ronan Badel, Sandrine Bonini, Vincent Bourgeau, Aurore Caillas, Olivier Charpentier, Delphine Chedru, Janik Coat, Anne Cortey, Alex Cousseau, Malika Doray, Gaëtan Dorémus, Bruno Gibert, Valentine Goby, Raphaël Hadid, Candice Hayat, Philippe de Kemmeter, Frédéric Kessler, Stéphane Kiehl, Florence Koenig, Jessie Magana, Anaïs Massini, Pierre Mornet, Muzo, Alexandra Pichard, Yves Pinguilly, Olivier Tallec, Anne Terral, Marie Caudry.