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Sciences politiques

Victor Fay (1903-1991). Itinéraire d'un marxiste hétérodoxe au sein du mouvement ouvrier français

Malgré les antagonismes, qui le perturbent, le monde est un, bien que multiple et divers. Il faut s'en accommoder, sans jamais renoncer à l'améliorer, sans jamais désespérer de ses virtualités de progrès. Et en attendant ces progrès souhaitables mais nullement certains, il faut le prendre tel qu'il est avec ses forces et ses faiblesses. Inconnu du grand public, même au sein du milieu universitaire, Ladislas Faygenbaum dit Victor Fay, d'origine polonaise mais naturalisé français, est pour beaucoup de militants et d'historiens du mouvement ouvrier une "légende" . Armand Ajzenberg, éditeur, journaliste et ancien élève de Victor Fay fait de ce dernier un portrait éloquent au soir de sa vie : Imaginez la perplexité, et la curiosité, d'un modeste militant à l'idée de rencontrer une légende [... ] avoir été l'un des fondateurs des Jeunesses Communistes en Pologne dans les années vingt, s'être expatrié en 1925 pour échapper à la prison et devenir, en France et en 1929, responsable de la formation des cadres du PCF, chroniquer à L'Humanité et collaborer avec d'autres publications communistes ... Avoir été l'un des dirigeants actifs lors des grèves du Nord, y découvrir une jeune fille courageuse et combative dénommée Jeanne Vermeersch, et plus tard, être l'agent innocent de sa rencontre avec Maurice Thorez... Avoir formé politiquement une certaine Danielle Casanova mais aussi un certain Jean-Pierre Timbaud ... Avoir découvert, encore, un horticulteur hors du commun : Waldeck Rochet, cela relève de l'histoire et déjà de la légende . Ce portait élogieux témoigne de la sympathie et de l'admiration que suscite Victor Fay, et de l'image que certains de ses contemporains se font du personnage. Cette "légende" du communisme français est aussi un opposant qui participe, au milieu des années 1930, avec André Ferrat et Georges Kagan, à la revue d'opposition Que faire ? , quitte le Parti communiste en 1936, au moment du premier procès de Moscou, pour adhérer à la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) l'année suivante. On le retrouve ensuite résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, entre Marseille, Toulouse et le Chambon-sur-Lignon en Haute-Loire, rédacteur en chef du journal clandestin L'Appel de la Haute-Loire puis de Lyon Libre, organe du Mouvement de libération nationale, dirigé par son ami André Ferrat. Journaliste politique de profession, il assure jusqu'en 1950 la rédaction de Combat, journal fondé pendant la guerre par des résistants, puis travaille, à partir de 1952, pour la Radiotélévision française (RTF), au service des émissions vers l'étranger. Critique de la politique coloniale de la SFIO, il fait partie de ce courant minoritaire qui fait scission en 1958 pour fonder le Parti socialiste autonome (PSA) qui devient, en 1960, le Parti socialiste unifié (PSU). Engagé dans la construction de ce nouveau parti, il entre en 1964 dans son Bureau national. Après l'arrivée de Charles de Gaulle au pouvoir, il est rapidement interdit d'antenne à la RTF : ses propos dérangeaient. Il demande son renvoi et l'obtient en 1967. De 1968 à 1980, à la retraite, il continue d'écrire et de militer au sein du PSU jusqu'à l'élection de François Mitterrand, en 1981 : il fait alors le choix de rejoindre le nouveau Parti socialiste. Il s'éteint le 29 juin 1991 à Créteil. Victor Fay n'est pas un "désenchanté4" du communisme. Le prologue de ses mémoires, rédigé en 1968, se veut clair : "nul regret, nul désenchantement" , simplement la conscience que le socialisme "tel qu'il est" a détourné les travailleurs de la lutte, que le nom de socialisme a été "galvaudé" par ceux qui s'en réclament. Sa volonté clairement affirmée de poursuivre la lutte pour un socialisme peut être "utopique" mais peurteur d'un "avenir meilleur" , le distingue ainsi de cette frange de la génération de 1917, emportée par le "souffle d'Octobre6" , profondément troublée par l'évolution du régime soviétique après la mort de Lénine, évincée dès les années 1920 au profit d'une génération plus jeune et séduite par la radicalité politique du PCF bolchévisé. Au coeur même de la guerre froide, Fay refuse obstinément "la fausse alternative entre la démocratie bourgeoise et le monolithisme stalinien" pour rechercher, infatigablement, les moyens d'accès à la démocratie directe ouvrière. Victor Fay est un personnage si ce n'est emblématique du moins représentatif des aspirations et des vicissitudes de la gauche française au XXe siècle, à l'époque où "la gauche et le socialisme se vivaient comme des avenirs nécessaires et bientôt victorieux" . Il fait l'expérience des différents conflits qui divisent le mouvement ouvrier et social français et l'empêchent tout le long du siècle de former un bloc uni contre la droite. L'étude de son itinéraire, qui s'inscrit dans l'histoire de la gauche socialiste française, du mouvement communiste international et de ses dissidences, constitue un "indispensable complément de l'analyse des structures sociales et des comportements collectifs" du mouvement ouvrier et social français. L'objectif cet ouvrage, tiré de mon mémoire de Master, n'est pas de faire une biographie de Victor Fay au sens strict mais de rendre compte de la construction des différentes cultures politiques qui composent la gauche française du siècle dernier à travers l'itinéraire politique d'un militant ayant fait successivement l'expérience du Parti communiste, de la SFIO, du PSU et de leurs oppositions. En ce sens, la biographie est capable de montrer la signification historique générale d'une vie individuelle. Il s'agit également de valoriser le fonds d'archives déposé par sa fille à La contemporaine (ex BDIC) qui conserve essentiellement les écrits, publiés ou non, de Fay, des journaux et des revues militantes sur une période allant de 1936 jusqu'aux années 198010. Ce fonds ne comprend que peu de sources concernant les relations familiales et amicales de Fay et les témoignages ou la correspondance datant d'avant 1945 sont rares. La grande majorité de ses archives a été saisie par les nazis à son domicile en 194011. En raison de ces lacunes archivistiques, auxquelles ne remédie que partiellement l'autobiographie de Fay, sa vie privée pendant l'entre-deux-guerres demeure difficilement accessible à l'historien. Son itinéraire de militant communiste, au sein des Jeunesses communistes en Pologne puis à la SFIC en France de 1925 à 1936, est mieux connu, mais les sources demeurent lacunaires. Il est difficile d'inventorier ses écrits durant cette période parce qu'il écrivait sous divers pseudonymes utilisés par d'autres militants. Il figurait sur le fichier "Antifa" sur la base duquel les Allemands ont opéré les premières perquisitions. Créé en 1938, ce fichier recensait des réfugiés fuyant l'Allemagne nazie et des militants antifascistes de différentes nationalités13. Le PCF a par ailleurs cherché à reléguer dans l'ombre cet opposant communiste : sa rupture n'a jamais été officialisée, le parti ayant préféré nier son existence. Ainsi explique-t-il dans ses mémoires : "Du jour au lendemain, mon nom disparut du parti. Je n'existais plus, je n'avais jamais existé". En effet son nom n'apparaît nulle part dans les archives du PCF.

10/2023

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Critique littéraire

Études anglaises - N°1/2016. The Pictures of Oscar Wilde

Joseph BRISTOW : Oscar Wilde, Ronald Gower, and the Shakespeare Monument Le mercredi 10 octobre 1888, Oscar Wilde figurait parmi les orateurs qui prononcèrent l'éloge de Sir Ronald Gower (1845-1916) lors de l'inauguration de l'imposant monument, érigé en l'honneur de Shakespeare à Stratford-upon-Avon et conçu par Gower. Cet événement, moment le plus connu où Wilde et Gower apparaissent ensemble en public, met en évidence un aspect important de l'intérêt porté par Wilde aux arts plastiques. Comme le note Roger Fry, qui le rencontra à Venise en 1891, l'aristocrate au physique avantageux est "le modèle de Lord Henry dans Dorian Gray" . Au début de sa carrière, Gower fut parfois menacé par des scandales liés à sa préférence sexuelle pour les hommes, les militaires en particulier. Il est intéressant de noter le contraste entre la manière dont Gower sut habilement se défendre contre les allégations diffamatoires à son encontre et le destin tragique de Wilde au cours des procès de 1895, suite auxquels l'écrivain fut condamné à purger une peine de prison de deux ans pour "outrage aux bonnes moeurs" . En 1898, Gower, qui avait mis un terme à sa carrière artistique après l'érection du monument en l'honneur de Shakespeare, adopta Frank Hird, son amant âgé de vingt-cinq ans. Michael Patrick GILLESPIE : The Branding of Oscar Wilde Bien qu'au cours de sa vie, Oscar Wilde ait été entouré par un certain nombre de personnages flamboyants, il se démarqua de ceux-ci en raison du grand talent dont il fit preuve quand il s'est agi de se forger une image de marque. Cette démarche va bien au-delà de la simple mise en scène de soi, et elle a de bien plus larges implications en termes de rapports à la société. C'est grâce à la création de cette image de marque que Wilde se distingua d'une génération d'excentriques, grâce à l'habileté dont il fit preuve dans l'élaboration d'une image publique singulière, image qui parvint à frapper les esprits tout en échappant aux foudres de la censure. Cette image était celle d'un artiste apparemment sans inhibition mais qui, en réalité, savait parfaitement susciter le frisson sans pour autant provoquer de la révulsion. Entre ses années d'étudiant à Oxford et les procès de 1895, la "marque Wilde" protégea sa vanité et accrut sa réputation, à travers sa capacité à changer de registre et à s'adapter à des environnements différents. Comprendre le fonctionnement de cette image de marque et l'engagement de Wilde envers cette dernière au gré des situations, permet d'offrir un aperçu de l'évolution de sa carrière d'écrivain et de saisir au mieux les perspectives changeantes dont les lecteurs doivent avoir conscience afin de comprendre son oeuvre. Anne-Florence GILLARD-ESTRADA : Oscar Wilde's Aesthetics in the Making : The Reviews of the Grosvenor Gallery exhibitions of 1877 and 1879 En 1877 et 1879, Wilde publie dans des périodiques irlandais des comptes rendus des première et troisième expositions de la Grosvenor Gallery. Ces textes constituent un premier commentaire de Wilde sur les développements qui touchaient les arts visuels depuis une quinzaine d'années environ. Wilde évoque dans ces comptes rendus les oeuvres d'artistes alors associés à "l'école classique" ou à l' "Esthétisme" (mouvements qui se recoupaient souvent). En outre, Wilde dialogue avec les commentateurs ou les critiques d'art qui étaient favorables à cette peinture. C'est dans ce terreau fertile que l'esthétique de Wilde prend forme, et cet article se propose en particulier d'explorer l'esthétique de l'ambiguïté et de l'ambivalence qui caractérise ces tableaux et qui apparaît comme centrale dans les deux comptes rendus de Wilde. Nicholas FRANKEL : Portraiture in Oscar Wilde's Fiction Wilde se rendit compte dès le début de sa carrière que le genre du portrait reposait sur une dichotomie entre la représentation des aspects intimes de la vie d'un individu d'une part et celle du personnage public, d'autre part. Mais peu après la criminalisation des "outrages aux bonnes moeurs" en 1885 et le début de sa liaison avec Robert Ross en 1886, il prit conscience du fait que le portrait constituait également une structure imaginaire propice à la représentation de vies caractérisées par des désirs illicites, désirs que l'on ne pouvait satisfaire que secrètement, loin du regard de la société. Cet article explore la dynamique entre portrait, artiste, sujet (ou "modèle" ) et spectateur dans quatre textes de fiction que Wilde a publiés à intervalles réguliers à la fin des années 1880. Il montre qu'au fil de ces quatre textes, Wilde développa une théorie nuancée de l'art du portrait comme incarnation visuelle du désir pour les hommes et entre hommes. Il suggère en conclusion que la nouvelle compréhension de l'art du portrait acquise par Wilde a pu à son tour influencer l'oeuvre de son ami Toulouse-Lautrec, dont le célèbre portrait à l'aquarelle de l'écrivain, réalisé en 1895, constitue une rupture radicale par rapport aux normes de l'époque. Emily EELLS : "La consolation des arts" : The Picture of Dorian Gray and Anglo-French Cultural Exchange Cet article analyse l'intertextualité française dans le roman de Wilde, afin de montrer comment il s'en est servi pour construire son récit et son cadre théorique. L'article met en évidence la dette de Wilde envers Gautier, Goncourt, Huysmans et Balzac : il va jusqu'à citer ce dernier sans le nommer. Cet article étudie l'inscription des mots français dans le texte de Wilde, qui sont mis en italiques comme pour signaler leur étrangeté. Ce procédé typographique participe de l'esthétisation des livres français, que Wilde présente comme des objets d'art. Le titre de cet article cite une phrase de Gautier enchâssée dans le texte de The Picture of Dorian Gray afin de suggérer comment les arts français (les belles lettres, mais aussi les arts mineurs de la parfumerie et de la dentelle) sont une source de consolation pour Dorian Gray. Une annotation en français dans un exemplaire du roman de Wilde semble y répondre, car le lecteur dit s'y trouver conforté dans son idéalisation de l'inutile. Shannon WELLS-LASSAGNE : Picturing Dorian Gray : Portrait of an Adaptation The Picture of Dorian Gray constitue un sujet de choix pour les cinéastes, et ce, pour de nombreuses raisons : il s'agit d'un conte moral captivant, doté d'une intrigue qui regorge de beauté, d'amour et d'action; c'est un exemple célèbre de texte victorien influencé en partie par le roman "gothique" . Le roman de Wilde a ainsi inspiré de nombreuses générations de cinéastes. Toutefois, cette oeuvre pose aux réalisateurs des problèmes particuliers, dont un est suggéré par le titre même de l'ouvrage : comment représenter le portrait extraordinaire de Dorian Gray à l'écran, tant dans sa beauté éclatante initiale que dans ses métamorphoses monstrueuses? Chacune des adaptations étudiées dans cet article semble proposer un portrait qui révèle les possibilités de la fiction dans un contexte audiovisuel ainsi que les propres aspirations des adaptateurs. Ainsi, les adaptations semblent considérer le portrait de la même manière que Hallward considère son sujet : "un style artistique entièrement neuf, une manière entièrement nouvelle" : une mise en abyme de l'adaptation elle-même. Marianne DRUGEON : Aestheticism on the Wildean Stage Cet article se propose d'étudier des représentations sur scène et adaptations filmiques de trois comédies de salon d'Oscar Wilde, L'Éventail de Lady Windermere, Un mari idéal et L'Importance d'être constant, lesquelles ont toutes en commun un décor, des costumes et des accessoires représentatifs de l'Esthétisme. On connaît en effet Wilde non seulement pour ses oeuvres littéraires mais également pour son engagement dans la défense de ce mouvement artistique, ce qui a conduit les metteurs en scène à créer de véritables vitrines présentant les costumes, le mobilier et les oeuvres d'art de l'époque. L'on remarque toutefois que ce qui n'est en général qu'accessoire et décor devient, dans l'adaptation des oeuvres de Wilde, de première importance : les costumes symbolisent des personnalités, les scènes se transforment en véritables tableaux, et les personnages sont définis non plus par leurs actes mais par leur apparence, devenant eux-mêmes des oeuvres d'art. Wilde lui-même, en affirmant que la vie imite l'art, recherchait sciemment l'artificialité et rejetait le naturalisme. Ainsi, ceux qui ont mis en scène ses pièces y ont bien souvent mêlé une représentation de ses convictions artistiques, et même une représentation de l'auteur lui-même, qui aimait se créer des masques et faire de sa vie un spectacle. Gilles COUDERC : Setting Oscar Wilde to Music Depuis sa première en version concert à Los Angeles en 2011, l'opéra de Gerald Barry The Importance of Being Earnest d'après la comédie d'Oscar Wilde a obtenu un grand succès. À ce jour, ce n'est que la plus récente des très nombreuses oeuvres musicales inspirées tant par les textes de Wilde que par sa vie. De son vivant, la capacité de Wilde à se mettre en scène, la création savamment orchestrée d'un personnage destiné au public, l'a maintenu sous le feu des projecteurs. Sa chute et le retentissement de ses procès ont suscité un intérêt toujours croissant pour l'homme et pour son oeuvre : l'adaptation de Salomé à l'opéra par Richard Strauss en 1905 a lancé la vogue des adaptions musicales des textes de Wilde, alors que le personnage de l'artiste a continué à inspirer opéras ou comédies musicales. Ce qui semble frappant, c'est, après la mort de l'écrivain, la confusion, dans l'imaginaire européen, entre l'homme et l'oeuvre. Cette étude se concentrera d'abord sur des oeuvres inspirées par le personnage de Wilde, Patience de Gilbert et Sullivan, puis l'opéra Oscar du compositeur américain Theodore Morrison, oeuvre dans laquelle Wilde est présenté comme héros et martyr d'un combat libertaire. Nous examinerons ensuite les oeuvres que sa Salomé a inspirées, les opéras de Strauss (1905) et de Mariotte (1908) ainsi que la production d'Ida Rubinstein (1908), trois oeuvres dans lesquelles, derrière les personnages mis en scène, se devine la figure de Wilde. Marc PORÉE : Ceci n'est pas un tube : de l'itérabilité dans The Burning Perch de Louis MacNeice Cet article procède d'un constat : tout au long de sa carrière poétique, Louis MacNeice aura multiplié les recours à diverses modalités de la répétition. Dans The Burning Perch, en particulier, il aura fait un usage insistant et déstabilisant du refrain. Une telle itérabilité est assurément consubstantielle au fonctionnement de la poésie; elle est aussi propre à l'économie "tubulaire" , telle que l'analyse Peter Szendy, et rappelle fortement le fonctionnement de la "ritournelle" , selon Deleuze et Guattari. C'est cette parenté, mais aussi cette différence, entre la chanson et le poème, qu'on explorera ici, avant de conclure, sans grande surprise, à l'irréductibilité du poétique.

06/2016

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Histoire internationale

Impérialisme, guerre et lutte de classes en Allemagne 1914-1918

Paul Frölich avait conçu ce livre comme la première partie d'une oeuvre plus importante (10 Jahre Krieg und Bürgerkrieg.I. Der Krieg, " Dix ans de guerre et de guerre civile. I. La guerre "), qui aurait dû s'occuper des événements intervenus en Allemagne pendant et après la Première Guerre mondiale. Toutefois, il ne réussit à terminer que le premier volume (Der Krieg, " La guerre ") que nous présentons ici dans sa première édition française. Le livre s'ouvre sur les événements d'août 1914, qui représentent un tournant. Le capitalisme entre dans le XXe siècle ayant épuisé la phase de développement progressif des forces productives et ayant atteint le stade de l'impérialisme. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale transforme les rythmes insouciants de la Belle Epoque en détonations meurtrières. Comme l'écrit Erich Maria Remarque (A l'Ouest, rien de nouveau), " une génération a été détruite par la guerre, même si elle a réussi à échapper aux obus ". Cette guerre représente le commencement dramatique de ce que Lénine appela " l'époque des guerres e des révolutions ". Il ne s'agit plus de guerres bourgeoises pour la formation de marchés, mais de guerres impérialistes pour le partage de marchés et du monde tout entier en sphères d'influence. La lutte de la Bosnie pour son indépendance de l'Autriche, qui constitue le casus belli, ne change pas le caractère essentiellement impérialiste de la guerre. L'impuissance de la bourgeoisie à résoudre les causes de l'instabilité et les conflits de l'époque impérialiste est démontrée par le fait que l'effondrement des deux Empires – l'Ottoman, et l'Austro-hongrois – a ouvert, au carrefour entre Europe, Asie, Afrique, un arc de crise encore existant, allant des Balkans jusqu'au Moyen-Orient. Remarque avait raison : la destruction n'a pas été exclusivement physique. Le conflit emporte comme un ouragan les classes exploitées. D'autant plus que, en quelques jours à peine, l'édifice politique que les travailleurs avaient construit avec leurs luttes, grâce aux efforts et aux sacrifices de beaucoup – l'Internationale socialiste – a fondu comme neige au soleil. Après les grands discours, les affirmations solennelles et les ordres du jour, la plupart des partis socialistes se rangent du côté de leurs bourgeoisies respectives, allant jusqu'à théoriser que l'Internationale doit être considérée comme un instrument pour les périodes de paix, et " suspendue " en temps de guerre. C'est la plus flagrante trahison des aspirations de la classe ouvrière. Selon certaines sources, Lénine lui-même, à l'annonce du vote en faveur des crédits de guerre par la social-démocratie allemande – jusque là point de repère de l'ensemble du prolétariat européen – aurait exprimé son étonnement et son incrédulité. Un grand rendez-vous historique est manqué. Le désarroi des masses est énorme. Les courants internationalistes restent isolés et dans l'impossibilité de renverser la situation. A l'exception de la Russie. En effet, " quelque chose de nouveau " entre en scène " à l'est ". La Révolution d'octobre et les épisodes de fraternisation entre les troupes sur le front oriental deviennent l'exemple à suivre. Ce n'est pas un hasard. L'exception russe était due à la rupture précoce de Lénine et des bolcheviks d'avec les réformistes. Son analyse de l'impérialisme, du social-impérialisme et ses bases sociales dans l'aristocratie ouvrière – corrompue par les miettes de superprofits – explique la dynamique objective de la trahison social-démocrate. Le retard de la rupture avec les réformistes empêche les internationalistes allemands et de l'Europe de l'ouest de suivre l'exemple russe. La révolution reste isolée. Sur le côté oriental, elle accélère objectivement le développement de l'Asie, en amorçant les luttes de libération nationale dans les pays arriérés. Sur le côté occidental, elle ne trouve pas l'alliance naturelle avec le prolétariat le plus important et le plus avancé politiquement du monde : le prolétariat allemand. Pour cette raison, en Occident, la révolution doit reculer devant une contre-révolution interne qui, malheureusement, en vole traîtreusement le langage, les symboles et les drapeaux : le stalinisme. Pendant des décennies, le capitalisme d'Etat oriental se présente comme socialisme voire comme communisme. Mais finalement l'histoire a réclamé des comptes. La " rupture du maillon le plus faible de la chaîne impérialiste " se réfère à l'immense " crise de déséquilibre " représentée par une super-structure encore tsariste du développement capitaliste en Russie. En effet, la social-démocratie n'a même pas essayé de limer le maillon le plus fort, le maillon allemand ; au contraire, elle l'a renforcé, en déployant le prolétariat aux côtés de sa propre bourgeoisie. C'est là l'échec historique du réformisme, un échec qui n'admet pas d'appel. La question historique et politique centrale demeure la trahison de la social-démocratie en 1914. Comment cela a pu se produire ? Quelles en ont été les conditions ? Quelle la dynamique ? Comment peut-elle justifier sa trahison devant les masses ? C'est en répondant à ces questions que le travail de Paul Frölich prend toute son épaisseur. Internationaliste, connu pour sa superbe biographie de Rosa Luxemburg, Frölich nous offre une chronique politique autant sévère que documentée de ces événements. Depuis les causes de la guerre (l'impérialisme, le colonialisme, le militarisme) et les positions internationalistes et antimilitaristes de la IIe Internationale, jusqu'au " triomphe de la folie " déclenché le 28 juin 1914, à Sarajevo, par l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, héritier du trône autrichien, par les nationalistes bosniaques. De la social-démocratie impériale du 4 août (date du premier vote au Reichstag sur les crédits de guerre), à la paix sociale imposée grâce aux syndicats et à la suspension des lois de protection des travailleurs. Sur ce terrain, les dirigeants sociaux-démocrates vont même au-delà des requêtes du patronat, allant jusqu'à abolir les célébrations du Premier mai. Depuis les luttes de classe qui ont eu lieu en dépit de tout cela, au courage de Karl Liebknecht qui, lors du procès politique contre lui, s'érige en juge du gouvernement et de la bourgeoisie allemands. Liebknecht est condamné à quatre ans et un mois de prison et à six ans de privation des droits politiques. Une condamnation qui contribue à faire pousser des ailes aux radicaux de gauche et au groupe Spartakus, malgré l'emprisonnement à plusieurs reprises d'autres dirigeants du calibre de Rosa Luxemburg et Franz Mehring. On en arrive ainsi à la crise finale et aux révoltes de masse, à savoir à la débâcle politique et militaire de l'impérialisme allemand. Dans son travail, l'auteur ne saisit pas toujours entièrement les limites de l'action politique de la gauche social-démocrate (voir chapitre 3, l'allusion à " la grève générale politique de masse ", une thèse chère à Rosa Luxemburg). Dans le même chapitre, Frölich fait référence à la " thèse erronée d'Engels " contre l'insurrection et en faveur d'une action respectueuse des lois. De toute évidence, il ne savait pas que l'introduction de 1895 d'Engels aux Luttes de classe en France de 1848 à 1850, de Marx, avait été grossièrement falsifiée par l'élimination de plusieurs morceaux, et qu'elle avait été publiée à l'époque sous cette forme domestiquée dans le Vorwärts. C'est Karl Kautsky qui avait refusé à Engels la publication du texte complet. Mais, dans l'ensemble, le texte de Frölich est très valable. C'est une fresque fascinante du grand drame historique dans lequel les masses anonymes, trahies et trompées, sont envoyées à l'abattoir. Un massacre que l'auteur estime à hauteur d'environ 35 millions de victimes, en comptant, dans les différents pays, la chute de la natalité, les morts au front et les victimes des famines et des difficultés de toutes sortes à l'intérieur. Nous sommes certains que, en parcourant ces pages, aujourd'hui encore, même le lecteur politiquement engagé et non dépourvu de culture historique sera pris d'étonnement, d'indignation et, peut-être, de colère. C'est bien qu'il en soit ainsi. La force que la social-démocratie allemande aurait pu déployer contre la guerre et contre sa propre bourgeoisie est impressionnante : des centaines de milliers de membres du Parti, quatre millions d'électeurs, 110 représentants au Parlement ainsi que de nombreux journaux ayant une large diffusion parmi le prolétariat, ce à quoi il faut encore ajouter les organisations syndicales et les coopératives. Mais Frölich documente la progressive diffusion – dès avant le déclenchement du conflit – de positions opportunistes, social-impérialistes et colonialistes au sein du Parti et parmi ses cadres syndicaux. Il en analyse aussi ponctuellement les formulations et les prétentions théoriques, souvent basées sur la " défense des intérêts nationaux ". A une époque telle que la nôtre, caractérisées par des processus de renationalisation, par le localisme et le racisme, il s'agit là d'une leçon précieuse. Le bruit de la campagne en faveur de la guerre est assourdissant. Les journaux surchauffent les esprits. La chasse à l'étranger est lancée. Les chants de guerre accompagnent le départ des troupes : " A chaque balle, un Russe / A chaque coup de baïonnette, un Français / A chaque coup de pied, un Britannique ! " Parmi ceux qui vocifèrent, il y a aussi de nombreux travailleurs socialistes, entraînés dans le tourbillon. Une autre leçon à retenir. Le chapitre sur la guerre en tant qu'" affaire " est instructif. " Business as usual ", écrit Frölich au tout début du chapitre. Il explique les diverses méthodes par lesquelles " l'or était distillé à partir du sang humain ". Il documente aussi l'extraordinaire multiplication généralisée des profits, la grande arnaque financière de Daimler Motoren Werke à Stuttgart, les menaces de sabotage de cette même Daimler, les dons intéressés à la Croix-Rouge, les sociétés par actions de la bienfaisance. Parmi les autres exemples, le libéralisme commercial paradoxal et effronté de Thyssen qui, en pleine guerre, vend des boucliers à l'armée allemande à 117 reichsmarks la pièce, et à 68 reichsmarks au gouvernement néerlandais. Les hommes de confiance des grands industriels deviennent les conseillers des bureaux gouvernementaux. Les épisodes d'escroquerie que relate Frölich sont nombreux. Les impôts de guerre se répercutent principalement sur la consommation de masse. Le livre contient beaucoup d'affirmations qui font réfléchir. Rappelons-en deux. " Regardez le monde tel qu'il était avant la guerre, et vous verrez que c'était un monde qui était fait pour la guerre ", écrit Frölich au début du texte. Il parle d'économie mondiale, de concentration du capital, de blocs de puissances, d'armements, de partage des marchés... Si l'on fait une comparaison, comment le monde d'aujourd'hui se présente-t-il ? " Pour nous, aujourd'hui, il est clair que les deux questions que constituaient le maintien de la paix et la révolution, n'en faisaient qu'une. Lutte contre la guerre voulait dire lutte de pouvoir contre la bourgeoisie dans tous les pays, autrement dit lutte révolutionnaire. Aujourd'hui, il est tout aussi clair pour nous que la lutte révolutionnaire présuppose certaines conditions spirituelles, morales et organisationnelles. " Et encore : " Le désarmement était une utopie. A tout moment, il était possible d'en contourner les effets en créant de nouveaux moyens de guerre. " La critique de Frölich à l'égard des positions de Karl Kautsky est ponctuelle. Ce dernier imaginait un capitalisme sans l'impérialisme et sans politique de puissance. Une lutte véritable pour la paix et contre le militarisme n'est possible qu'à la condition d'être une lutte contre le capitalisme. En conclusion de son livre, Frölich affirme qu'il ne voit pas la paix dans l'avenir de l'Europe : " Certains Etats se sont effondrés. Sous les ruines de la guerre mondiale gisent les cendres des vieilles monarchies. Le monde a été partagé de manière différente. La France se considère comme la première puissance du continent européen, les Etats-Unis comme la première puissance du monde. Certains Etats impérialistes ont été détrônés. Les colonies ont fait un grand pas en avant sur la voie de leur libération. L'Allemagne et l'Autriche sont devenues elles-mêmes des colonies. ... Les peuples se sont laissés entraîner au massacre de masse dans le but de renverser le militarisme allemand qui menaçait tout le monde. Ce but "élevé" est atteint, et le monde, plus sinistre que jamais, regorge d'armements. Avant la guerre, les armées comptaient sept millions d'hommes ; elles en comptent onze millions après la guerre. ... On dit que ce sera la dernière guerre. La Société des Nations existe désormais. Les tribunaux d'arbitrage sont mis à contribution. Les peuples sont unis sur le papier par de sacro-saints traités qui n'engagent à rien. En vue de la prochaine guerre, les techniciens et les chimistes se mettent au travail et les Etats s'arment. ... Et pourtant ! La bourgeoisie s'est elle-même porté le coup le plus terrible en déclarant cette guerre. Dans l'immense empire de l'Est, la classe de l'avenir a déjà triomphé. Les vieilles puissances capitalistes sont grosses de la révolution. Et si aujourd'hui la bourgeoisie, dix ans après ce maudit 4 août, cherche encore une fois à prêcher la conciliation des classes en vue de l'extermination des peuples, alors retentira le cri de Karl Liebknecht, répété par des millions de voix : Contre la guerre, révolution ! " Les choses ne sont pas allées comme Frölich l'espérait. L'erreur de 1914-1918, sous d'autres formes, a déjà été répétée en 1939-1945. Elle ne doit plus se répéter. Voilà pourquoi elle doit être connue.

05/2014