À mes trois enfants
Mon Petit Robinson, qui près de moi t’affaires,
Robinson au travail incessant et sonore,
Au travail insensé, sans fin et solitaire,
Mon Robinson aux cris d’intrépide ténor,
De pinson, de dindon, de bison, de busard,
De vent claquant en vain ses voiles indolores,
Mon Robinson sans mot, sans surprise et sans fard,
Sans sermon, sans surmoi, sans projet d’avenir,
Sans bouteille à la mort au secours du hasard,
Mon Robinson, parfois, je ressens le désir
De rejoindre ton île au milieu de la mer,
À la croisée du Temps qui mêle aux souvenirs
Un présent immobile et pourtant éphémère.
Au pied du trône
Soudain, Robinson se met à pleurer. Sa tristesse ne va pas crescendo : elle semble immédiatement profonde — ou plutôt, sans fond. Rien ne la tempère ni ne la médiatise : c’est un diamant de malheur inconditionnel. Comme il ne parle pas, qu’il n’a jamais parlé — pas un mot, pas une phrase —, je ne dispose que de peu de moyens pour comprendre la raison de ses larmes.
S’ennuie-t-il ? Trouve-t-il soudain que la vie est absurde ? A-t-il mal aux dents ? Faim ? Soif ? Est-il traversé par une idée noire ? Est-il envieux ? Anxieux ? Tracassé ? Torturé par une angoisse intime ? Ou par l’angoisse de son père ? Je m’approche de lui pour le prendre dans mes bras, le serrer contre moi, à la façon dont ma mère consolait mes chagrins, il y a si longtemps, dans mon autre vie. Mais Robinson se dérobe, me repousse : à ma tendresse, il préfère sa lourde peine. Terré dans un coin, le dos calé contre le mur, il laisse la misère du monde se concentrer dans son être.
Une rapide déduction me donne à penser qu’il a sans doute mal au ventre. Cela fait deux jours qu’il ne s’est pas rendu aux toilettes — si, bien sûr, il y est allé : je l’y ai conduit plusieurs fois, mais il n’y a pas produit grand-chose. Pas de « grande commission », comme disait ma grand-mère. Et il n’a pas non plus rempli les couches-culottes que, malgré son âge, il continue à porter nuit et jour.
En tant que non-autiste, j’ai cette faculté : je peux quelque peu prévoir l’avenir. Grâce au langage, cette quatrième dimension dans laquelle il est si douloureux d’entrer — car on y rencontre le mot « mort » et le mot « jamais » — et dont il est impossible de sortir, grâce à la double articulation, aux signifiants, aux signifiés, aux phonèmes et aux monèmes, aux proverbes immémoriaux, à la philosophie phénoménologique et à la poésie byzantine, je suis capable, comme si je lisais directement dans les étoiles, de prédictions imparables telles que : qui ne chie pas pendant trois jours a mal au ventre et à la tête.
Le non-autiste pense de la sorte. Le oui-autiste demeure dans le présent : il est sans recours face à la douleur.
J’installe donc Robinson sur le trône blanc. Et je m’assieds à ses pieds, à la fois pour l’empêcher de filer — si je le laissais seul, il s’en irait, cul nu à travers l’étage, causerait tel ou tel dégât — et pour le soutenir dans l’épreuve, car il éprouve de grandes difficultés à expulser les excréments. S’attache à cette tâche une froide terreur, difficile à définir, si forte qu’il attend toujours la dernière minute pour s’y astreindre, au risque de se boucher les sphincters et de souffrir le martyre. C’est pourquoi je suis là à partager son intimité au plus près, en face de lui, quelque peu en contrebas, nos deux visages n’étant séparés que par une dizaine de centimètres d’air urbain et de lumière artificielle.
Extraits
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