#Essais

Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution

Robert Darnton

Spécialiste des Lumières, Robert Darnton a développé une approche anthropologique par le biais de l'histoire du livre et de la lecture. Pour ce faire, il a puisé dans un fonds inédit, les archives de la Société typographique de Neufchâtel, fondée en 1769 - une correspondance de 50 000 lettres, les états des stocks, les pièces comptables, les livres de commandes qui recréent l'univers du livre, des imprimeurs, colporteurs, libraires et lecteurs pendant les vingt dernières années de l'Ancien Régime. Or, il s'y trouve le carnet tenu au jour le jour par un commis voyageur, Jean-François Favarger, qui entreprend, pour la STN en 1778 et pendant plusieurs mois, un tour de France littéraire en rendant visite aux libraires (un quadrilatère de Pontarlier et Besançon jusqu'à Poitiers et La Rochelle puis Bordeaux, Toulouse, Montpellier et Marseille, retour par Lyon et Bourg-en-Bresse). Il prend des commandes, classe les libraires en partenaires fiables ou aventuriers mauvais payeurs, affiche des valeurs calvinistes rigoureuses (se défier d'un libraire catholique, bon bougre mais qui a trop d'enfants et conséquemment ne se concentre pas assez sur son commerce). Il négocie des traites ou des échanges d'ouvrages publiés par la STN contre d'autres succès imprimés par les libraires-éditeurs et livrés dans des balles de feuilles non reliées et mélangées avec des ouvrages édifiants et autorisés car le commerce porte sur des textes soit censurés, soit interdits puisque piratés en violation du privilège des éditeurs parisiens ; enfin, il évalue les risques des voies empruntées par les colporteurs-passeurs à la barbe des douaniers ou avec leur complicité, tant la corruption règne. Cette chaîne du livre, depuis les entrepôts de la STN jusqu'aux mains des lecteurs, permet enfin d'évaluer ce que furent à la STN les meilleures ventes des Lumières en dehors des élites politiques et sociales : Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry de Pisandat de Mairobert ; l'An 2440 de Mercier ; le Mémoire de Necker ; La révolution opérée par M. de Maupeou de Mouffle d'Angerville ; l'Histoire philosophique de l'abbé Raynal, loin devant La Pucelle d'Orléans de Voltaire. Il s'agit donc ici d'un livre essentiel à la compréhension des Lumières et des origines culturelles et intellectuelles de la Révolution.

Par Robert Darnton
Chez Editions Gallimard

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Genre

Critique littéraire

Introduction


LE MONDE DES LIVRES

 

 

Le monde des livres dans la France prérévolutionnaire était d’une diversité et d’une richesse infinies, c’est-à-dire d’une richesse en êtres humains divers qui le hantaient. En tant que système économique il demeurait embourbé dans les structures corporatives qui s’étaient développées au XVIIe siècle : une Communauté des imprimeurs et des libraires qui monopolisait le commerce à Paris, un système légal préfigurant celui des droits d’auteur (copyright) fondé sur le principe du privilège, une administration royale pour régenter la censure et résoudre les querelles intestines, des inspecteurs du commerce de la Librairie chargés d’appliquer les ordonnances — quelque trois mille édits émis au cours du XVIIIe siècle — et, hors des institutions baroques et branlantes de l’État des Bourbons, une nombreuse population de professionnels qui subvenaient à leurs besoins en fournissant des livres aux lecteurs.

Toutes les grandes villes comptaient leur lot de libraires de tout poil et de tout acabit. Quelques patriarches dominaient le commerce dans chaque centre provincial. Autour d’eux des personnages plus falots créaient des affaires, profitant de l’expansion de la demande à partir du milieu du siècle et s’efforçant de survivre au cours des décennies 1770 et 1780 qui connurent des conditions plus rudes. Sur les marges extérieures du système légal, quelques marchands grappillaient autant que possible de quoi vivre, en général en alimentant le système capillaire du commerce. Outre ces professionnels, toutes sortes d’individus créaient des micro-commerces du livre : petits commerçants qui occupaient une place légale sur le marché en achetant à l’administration royale des « brevets de libraire », entrepreneurs privés sans droit légal, marchands forains qui tenaient des étals les jours de marché, relieurs qui vendaient des livres en catimini et colporteurs en tout genre, certains avec un cheval et une carriole, d’autres monnayant leurs marchandises à pied. Ces intermédiaires loqueteux à la petite semaine, hommes, mais aussi femmes (beaucoup des plus rudes en affaires étaient des épouses ou des veuves), agissaient comme truchements cruciaux dans la diffusion de la littérature. Cependant l’histoire littéraire ne s’est guère intéressée à eux. À quelques rares exceptions, ils se sont évanouis dans le passé. Un des objets de cet ouvrage est de leur redonner vie.

Un autre est de découvrir ce qu’ils vendaient. La question de savoir quels livres atteignaient les lecteurs et comment ceux-ci les lisaient pose des interrogations plus vastes sur la nature de la communication et du ferment idéologique. Je n’aborde pas ces problèmes directement dans cet ouvrage, mais j’espère donner un récit complet de la façon dont le marché de la littérature fonctionnait et comment celle-ci pénétra la société française à l’aube de la Révolution.

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trad. Jean-François Sené
01/11/2018 400 pages 25,00 €
Scannez le code barre 9782072744921
9782072744921
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