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Un ouvrier chez les patrons
Sur le « plateau », l’open space de l’étage de la direction, les questions sont allées bon train lorsque Franck a pris la tête du groupe. C’est qu’il ne ressemblait vraiment pas à l’image habituelle que l’on se fait d’un patron. Son prédécesseur était, lui, diplômé de l’ESSEC et des Mines ; il était même surnommé « Napoléon » par certains de ses collaborateurs. L’avant-dernier président était encore plus redouté. Un des plus anciens de l’équipe se souvient : « Quand on le croisait, on voulait changer de trottoir… Et puis il y avait la particule aussi… » Il possédait tous les attributs permettant d’asseoir sa légitimité de dirigeant de la filiale France d’un grand groupe pétrolier – diplômé de l’ESCP, ancien président de l’Automobile Club de France, faisant valoir un titre de marquis dans sa notice du Bottin mondain…
Dans le monde des grands patrons, Franck détonne. Par ses diplômes, d’abord : à la différence de ses prédécesseurs, il n’a fait ni classe prépa ni grande école ; ses diplômes, il les a obtenus dans un IUT, puis, après une série de hasards, à l’Institut national polytechnique de Grenoble (INP). Surtout, il est le fils d’un ajusteur et d’une caissière, comme le précise sa notice du Who’s Who. Et, comme ne le mentionne pas le Who’s Who, un de ses frères est au RSA. Ses origines sociales constituent sa plus grande étrangeté dans ce milieu. Si sa biographie n’est pas toujours connue de ses collaborateurs, son statut d’outsider dans ce milieu saute aux yeux. L’inadéquation est d’abord physique. Franck, 55 ans, est plutôt râblé, et son pas lourd laisse deviner un caractère terrien. « Il est plus “bonhomme” », dit l’un de ceux qui le côtoient pour évoquer pudiquement un langage corporel moins contrôlé que celui de ses prédécesseurs. Un autre évoque ses vêtements : cravates trop courtes, costumes mal taillés et chaussures usées. Ses tenues lors des séminaires d’équipe de direction qui se tiennent en dehors du siège social restent dans les esprits : Franck s’y rend, lui le grand patron, en short, sandales et chemise à fleurs ou polo aux couleurs du groupe. On jase, mais on admire sa décontraction.
La façon dont il a décoré son bureau surprend elle aussi de la part d’une personne ayant son pouvoir. Photo d’un bateau de forage, portraits de groupe pris lors de séminaires ou de réunions de travail, prospectus et rapports annuels à portée de main en grande quantité, trophées ou récompenses attribués au groupe, par lesquels Franck manifeste son adhésion à la culture de l’entreprise. Mais aussi maquette Ferrari, cadres argentés offerts par des partenaires d’affaires à Dubai dans lesquels ont été moulées des représentations de chameaux ou d’oasis et, enfin, quatre aquarelles de paysages peintes par Franck et sa femme. Il est donc très loin d’essayer de signifier, par la décoration de son bureau, son appartenance à l’élite économique du pays.
Extraits
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