#Roman francophone

Le reste de sa vie

Isabelle Marrier

Délia aurait voulu que cette journée, la dernière avant son congé parental, soit réglée comme du papier à musique. Elle avait tout prévu, sauf de se laisser déborder par elle-même. Jusqu'à commettre l'irréparable. Ce court roman nous entraîne dans vingt-quatre heures de la vie d'une femme et nous fait assister, impuissants, à son destin qui bascule. En distillant subtilement tous les signaux d'alerte, Isabelle Marrier campe une inoubliable Délia et écrit une tragédie aussi parfaite qu'un crime.

Par Isabelle Marrier
Chez Flammarion

0 Réactions |

Editeur

Flammarion

Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

1

 

 

Délia ouvre les yeux dans le noir. Tout l’éclat de juillet ne peut rien contre les ténèbres de cette chambre. Avant de se coucher, Jérôme a tiré les rideaux occultants avec un soin minutieux. Il dort encore dans le sommeil sans épaisseur du matin. Les chiffres verts du réveil électronique défilent, ne s’épuisent jamais. La jeune femme remue les jambes, soulève la couette, espère un air qui ne soit emprisonné, cherche à rejoindre son rêve qui se trouve être moins un lieu qu’un sentiment. Elle marchait dans un joli cimetière. Il était situé derrière l’hôtel où elle passait sa lune de miel. Des petites poules noires et des chiens jaunes erraient entre les tombes peintes en couleurs sucrées, parfois entourées de cages en fer forgé à volutes comme celles des vieux lits d’enfant. Pas de fleurs, sinon les ruissellements des bougainvillées. Les gens de l’île posent des coquillages sur les pierres afin que les disparus puissent y entendre la mer. La brise caressait les cheveux de Délia. Elle marchait doucement, elle se promenait, seule, avec un sentiment d’infraction, redoutant qu’un gardien ne la hèle, qu’une femme, ménagère de ses morts, ne l’interroge avec la voix chantante des alizés.

Des arbres dont elle ignorait le nom assombrissaient un côté, elle alla de l’autre, qui se trouvait être celui de la mer. Elle cherchait du regard la route qui la ramènerait à l’hôtel. Le soleil est devenu chaud, une fatigue a pesé sur sa nuque. Elle a voulu rentrer.

S’est-elle assoupie ? Délia court à présent, elle est en retard. Les tombes sont abîmées, des débris jonchent le sol, un coq juché sur une croix glapit et s’enroue. Où est-elle ? Elle a perdu la mer. Elle a oublié quelque chose. Elle vague, les bras ballants, retourne, vire, cherche ses pas, son souffle, un mot au bout de la langue. Elle voudrait crier un nom et ne sait lequel.

Pour la seconde fois elle surgit hors du sommeil. La sonnerie stridente du réveil tranche net le fil. Aussitôt dressée, ses bras, un instant fugitif, se sont croisés sur les seins blancs. Il est 6 h 33. Elle est en retard. Pas beaucoup, trois minutes. Détends-toi. C’est ton dernier jour, se dit-elle. Sa main est posée sur le réveil en porphyre, un trophée pour elle, la commerciale de l’année 2006. On l’avait applaudie, elle avait brandi l’objet au-dessus de sa tête. C’était si lourd, son bras n’en pouvait plus. On aurait dit une de ces babioles de cimetière justement, mais, affirme Jérôme, il a le mérite d’exister, un achat de moins à faire. Il l’avait posé de son côté du lit – puisque tu te lèves la première.

Elle est debout.

 

 

 

 

 

 

2

 

 

Il aime dormir. Cela appartient à l’enfance, ce bonheur de la traversée silencieuse. À l’abri de l’ombre, il n’a plus besoin d’être le guerrier dérisoire et mécontent qui se couche, soir après soir, dans une chambre pareille à une boîte en carton sous le regard épuisé d’une femme, la sienne. Quand il se retourne après avoir tiré les rideaux, il la voit tressaillir. Il s’accroupit pour poser ses chaussures à côté du radiateur. Il y a glissé les embouchoirs en buis qui étaient à son père et que sa mère lui a donnés après sa mort. Autrefois, ils ne faisaient pas tout à fait la même pointure, mais on dirait qu’il s’est fait à la taille de son père. Sa chemise et son slip sont jetés en boule devant la fenêtre, là où Délia les ramassera quand elle fera la machine de linge en rentrant du bureau. Puis, face au lit, les yeux dans le vague, il boutonne son pyjama. Vient le moment de plier son pantalon sur son bras gauche, en lissant la flanelle de la main droite. Il n’a pas plus à dire qu’il ne pense. Le parquet flottant grince sous ses talons avec un bruit de verre pilé. Délia sursaute. Elle avait déjà glissé dans cette semi-inconscience qui lui sert de repos depuis qu’elle a eu des bébés.

Commenter ce livre

 

05/03/2014 141 pages 15,00 €
Scannez le code barre 9782081314177
9782081314177
© Notice établie par ORB
plus d'informations