En route pour la gloire

Vincent Darlème

Récemment diplômé, Alexandre recherche un emploi. Rêvant de vie parisienne et d'une situation professionnelle à la hauteur de ses études, il aborde cet exercice avec un optimisme déconcertant. Alexandre affiche ses objectifs, et ceux-ci sont sérieux. Depuis sa campagne normande, Alexandre va prendre conscience de la difficulté de la tâche, face à un système intransigeant mais curieusement bipolaire. Dans un monde en crise, il se trouve rapidement condamné à sous évaluer ses qualités pour entrer dans le monde du travail. Toutefois, le jeune homme n'a pas dit son dernier mot...

Par Vincent Darlème
Chez Les Editions du Net

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Genre

Littérature française

Première partie

Un stage de fin d’étude aboutit souvent, quand on s’y prend bien, sur une offre d’emploi.

On me l’avait rappelé lors de mon entretien final chez Storm & Spray, entreprise leader de l’insecticide : « Ici on ne recrute pas en pensant que vous nous quitterez dans six mois. Vous faites partie de ce qu’on appelle les jeunes talents et nous souhaitons construire quelque chose avec vous. »

En tant qu’analyste marketing, je réalisais des études de consommation sur les produits destinés aux insectes volants. Je m’occupais uniquement de la gamme guêpes, mouches et moustiques. Les « volants », comme on les appelait, c’était le summum pour un stage chez Storm & Spray. Car les volants sont majoritairement perçus comme plus dangereux et moins répugnants que les rampants. Des insectes nobles, presque. Annoncer que l’on travaillait dans la division des volants était la meilleure manière d’attirer à soi un apriori positif. À l’inverse, ceux qui œuvraient pour les rampants évitaient de le mentionner directement dans la conversation.

J’adorais ce métier d’analyste et en l’espace de quelques mois j’étais devenu relativement compétent sur les tendances de marché, pour ne pas dire incollable. Quelles ventes pour les attrape-mouches au mois de Juin ? Dans quels magasins se vendaient le mieux les anti-moustiques ? Quelles innovations sur le marché des aérosols 600mL ? Aussi insolites que pouvaient être les questions, j’apportais clarté et précision dans mes réponses. J’étudiais les problématiques de A à Z et vérifiais à deux fois avant d’avancer quoi que ce soit. Je commençais à être estimé pour la qualité de mon travail. En quelques semaines j’avais obtenu confiance et légitimité auprès de toute l’équipe.

Cela me valut le droit d’élaborer des recommandations, de creuser des investigations sur les différents leviers de développement. Je réfléchissais à l’avenir de notre gamme, à ce que nous pouvions améliorer l’année suivante et l’année d’après encore. De simple stagiaire censé assurer du reporting de base j’étais devenu un maillon de la division marketing, statut impensable avant de commencer. J’eus même l’honneur de présenter au comité stratégique une analyse sur le potentiel des anti-guêpes en présaison. Pour tout cela je redoublais d’efforts. C’était pour mon bien, je progressais, je le sentais. Je ne comptais plus mon temps passé dans l’entreprise. Je dépassais allégrement les 35 heures dans l’optique d’achever mon travail dans les délais. Je restais plus longtemps au bureau que certains employés. J’avais tous les atouts pour rester à mon poste.

Trois semaines avant la fin, la responsable rh de Storm & Spray me convoqua à son bureau :

– Vous avez des qualités indéniables pour ce poste, m’avança-t-elle, malheureusement nous ne recrutons pas en ce moment.

Storm & Spray n’avait plus envie de « construire quelque chose » avec moi. Les plans de l’entreprise avaient changé.

– Nous allons utiliser les ressources de l’entreprise autrement m’avait –elle confié, au cas où je m’inquiétais.

Traduction : on s’était rendu compte qu’embaucher un nouveau stagiaire pour accomplir des tâches identiques n’était pas une si mauvaise idée.

J’aurais pu être touché par cette nouvelle ; je ne le fus pas. J’étais optimiste. On nous l’avait assez répété depuis la classe primaire : avec la génération du baby-boom qui part à la retraite, c’est mathématique, on n’aurait pas à s’inquiéter. D’une année sur l’autre, au collège, au lycée, à l’université, nos professeurs qui n’avaient jamais mis un pied dans le privé nous le resservaient ce discours. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter.

Mon maître de stage, Thierry, un cadre taciturne de quarante-deux ans, décida une fois la nouvelle de mon départ répandue de ne plus s’occuper de moi. Il fut subitement pris par des réunions auxquelles je n’étais plus convié. Il était comme ça Thierry, un peu fumier. Du jour au lendemain je n’étais plus bon à servir des recommandations, à exprimer mon point de vue, à partager mes idées sur les améliorations des produits anti-guêpe. Il s’attela à me trouver un remplaçant afin de procéder à une « passation » dans les règles de l’art. Ce fut là son unique préoccupation. J’étais redevenu un jeune, immature et jetable. Je ne méritais plus de bonjour en arrivant le matin. Je n’avais été qu’une parenthèse de plus dans sa carrière de chef de marque. Des stagiaires, il en avait connu des dizaines, je complétais la série.

Peu importe. Ce qui comptait, c’était de me relever le plus vite possible de cette expérience. Thierry en réunion, aucune passation en vue, cela signifiait avoir du temps libre sans être surveillé. Du temps libre à convertir… J’en profitais dès lors pour initier ma recherche d’emploi depuis mon poste de travail. Je n’allais pas me gêner. Avec un accès Internet non bridé je pouvais postuler à plusieurs offres d’emplois par jour. Je prenais le temps de peaufiner mon cv. Tout ce qui était susceptible d’accroître la curiosité du recruteur avait été rajouté. J’avais mis en gras les termes les plus prisés dans mon secteur d’activité, un chef d’œuvre. Si je m’écoutais à ce moment-là, en l’espace de quelques semaines j’étais embauché. Tout serait vite bouclé.

J’étais confiant. Confiant dans le marché, confiant en mon diplôme, confiant dans le monde.

On s’était fixé plusieurs objectifs avec Juliette.

Tout d’abord si je voulais la rejoindre, il fallait trouver à Paris. Elle habitait Paris, comme toute Parisienne. Paris intramuros. Naturellement, il était plus simple qu’autre chose pour elle de me voir habiter Paris. Hors de question de quitter la capitale… ! Paris me plaisait pour le weekend, mais y travailler, je n’y avais jamais songé. Pourquoi pas je me disais… pourquoi pas… Je focalisais mes recherches sur Paris et sa banlieue.

Le salaire devait être justifié pour un bac et cinq ans d’études. Il serait également suffisant pour vivre dans la capitale. Mon université se trouvant des complexes d’école de commerce nous avait prescrit les fourchettes de salaires en vigueur dans le monde du travail. Sur la brochure en papier glacé on retrouve toutes les statistiques par filière. Avant de spéculer sur ce que j’allais gagner, je regardais surtout ce que j’allais avoir à dépenser. Pour un Bac +5 non assisté par des parents riches et généreux, il convient de retirer des contraintes comme celles d’un prêt étudiant (500 € par mois) et celle d’un loyer. Grosso modo, on atteint 1000 € de dépenses par mois, en supposant (petit miracle) qu’on arrive à louer pour moins de 500 € à Paris. 1000 € net, on est d’accord. J’estimais ainsi qu’avec quelque chose comme deux mille euros par mois net, je devrais en avoir assez pour vivre à Paris et tenir le rang de mon université.

Notre doyen, un sexagénaire tout à fait respectable l’avait dit lors de la remise de diplômes :

– Le salaire sera une passionnante affaire à négocier.

On en avait les yeux qui brillaient…

Enfin j’étais à la recherche d’un métier, pas d’un job. Un véritable emploi qui me permettrait de vivre en toute décence. Ma vie étudiante officiellement enterrée, les jobs de subsistance pour payer les petites factures étaient de l’histoire ancienne, j’allais goûter à la liberté. Pour la première fois je ressentais l’intérêt des sacrifices effectués au fil de mes années d’études. Je n’avais pas étudié par hasard. Sans parler du besoin soudain de convertir cet investissement en quelque chose de concret. J’allais pouvoir avancer.

***

Premier email. Premier coup de téléphone.

– Je suis encore en stage, Madame, mais je suis disponible !

J’avais décroché du bureau…

– Très bien, Monsieur, nous vous enverrons l’offre par email. Il s’agit d’un poste de business developper. Nous avons trouvé votre cv sur la Halle du cv, et celui-ci correspondrait à nos attentes.

Et ben voilà je m’étais dit ! Ça ne prendrait pas beaucoup de temps ! L’affaire de deux/trois jours et mon cv attirait déjà les recruteurs… Facile !

La Halle du cv est un site relativement fiable, un peu fourre-tout mais néanmoins leader du cv en ligne. J’avais déposé mon cv sur La Halle comme j’en avais déposé sur d’autres sites tout aussi similaires. Si elle m’avait dit « j’ai trouvé votre cv sur www. leroiducv. com » cela m’aurait procuré le même effet.

Je m’intéresse à l’entreprise qui vient de me contacter, et à leur poste de Business Developper. Une entreprise de consultants-conseillers en je-ne-sais quoi, qui recherche des business developper. Ça a l’air sérieux. Je veux dire, sur le principe, ça à l’air attrayant. Après, je ne sais pas ce que c’est une entreprise dans le conseil, qui emploie des consultants, c’est assez vague. Elle n’a pas précisé au téléphone. Quand j’ai lu l’offre, j’ai cru saisir ce qui se cachait derrière le terme de « Business Developper », mais derrière le terme « cabinet de conseil en management », je n’ai pas encore eu de réponse claire.

Sur la page d’accueil de l’entreprise, on tombe sur une photo de tondeuse à main en pleine action sur un gazon déjà tondu. En restant suffisamment longtemps sur cette page, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un diaporama. La deuxième image qui défile étant une main féminine s’apprêtant à saisir avec délicatesse des baies, probablement des myrtilles. L’image suivante se focalise sur des grains de blés. Si la connotation agro-alimentaire est très présente, ce n’est pas la spécialité de ce cabinet. La tondeuse à main reste une énigme.

N’empêche, business developper, ça doit bien passer dans les conversations :

– Tu fais quoi dans la vie, man ?

– Je suis business developper.

Yeahh !

Concentrons-nous un peu sur les tâches à accomplir : il les remplit comment ses journées, le cow-boy du développement ? Concrètement ? Il développe des affaires ? Il déroule des stratégies diverse et variées, scrute les marchés potentiels, glane des contrats par-ci par-là, surmonte les barrières du quotidien. Le business developper est-il un athlète complet ? C’est le candidat qui doit imaginer à quoi peut être bon un business developper. Ne jamais mettre trop de détails sur l’offre, ça risquerait d’éveiller la concurrence. D’ailleurs c’est une offre confidentielle, ils sélectionnent les candidats eux-mêmes sur La Halle du cv. L’offre est publiée nulle part, communiquée uniquement aux cibles potentielles.

Elle m’avait dit de la recontacter quand mon stage serait fini, que j’avais le temps d’étudier l’offre entre temps pour voir si elle me plaisait. Elle serait là pour me répondre, elle souhaitait me rassurer sur ce point. Elle était à mon entière disposition.

On s’inquiétait de l’offre, et on se demandait si elle allait me faire plaisir, je planais.

La visibilité de mon cv en ligne dépassait de loin toutes les espérances. Les statistiques de mes multiples profils pouvaient l’attester : des gens, potentiellement des recruteurs, cliquaient sur mon cv, plusieurs fois par jour. Cela me galvanisait, rien qu’en me connectant. Je savais que des personnes avaient été séduites par mon titre de profil « Jeune diplômé en marketing à la recherche d’emploi ». Je considérais une bonne journée quand dans l’ensemble une demi-douzaine de personnes avait consulté mon cv.

***

La plupart des sites se ressemblent quand on recherche un emploi. Tous proposent les mêmes critères de sélection. Qui je veux être ? Dans quoi ? Où ? Pour combien ? Tous ces éléments discriminants offrent par la suite la possibilité de retenir telle ou telle offre, et de lire enfin l’intitulé de poste en entier.

J’ai pu constater que seul le critère du lieu est globalement le plus respecté. Et encore. J’ai pu parfaire ma géographie en apprenant que Lyon se situait dans le Sud de la France, que l’Alsace se trouvait en Allemagne et que Genève était une ville de Haute-Savoie. Passé un âge la carte de France ne s’apprend plus. Pour bien brouiller les pistes, on ne met parfois que le nom des régions : Ile de France, Bourgogne, paca. Or l’Ile de France, c’est grand, j’ai besoin de précision. Je refuse systématiquement les postes basés dans le 93. Les recruteurs l’oublient, ou peut-être font-ils semblant. S’ils espèrent secrètement me convaincre que c’est extrêmement vivifiant sur le plan spirituel de travailler à Saint-Denis ils se trompent.

Pour le reste, c’est pareil, à la puissance dix : seul le sens commun permet de détecter l’offre correcte de l’offre charlatane. Une fois le travail d’élagage effectué, en utilisant tout le sens commun dont on est pourvu, le seul moyen d’en savoir plus est de faire appel à un medium. Heureusement, un site aux apparences plus sérieuses existe. Un site offrant plus que de la mise en ligne de cv, un site possédant une exclusivité de diffusion avec les annonceurs, un site facturant en centaines d’euros sonnants et trébuchants chaque micro annonce déposée par une entreprise. Un site organisant un filtrage des offres sans précédent, avec plus de douze critères applicables et 36 sous-critères pour le lieu. Chaque annonce est contrôlée par deux administrateurs, gage de sûreté.

Ce site aux allures de Pôle Emploi amélioré porte le doux nom d’« Association pour l’Intégration des Cadres », l’Assintec.

L’Assintec est une institution en France : toute entreprise recrutant au vingt et unième siècle diffuse ses offres sur l’Assintec. C’est une sorte de passage obligé. Ne pas diffuser d’offres sur l’Assintec c’est se tirer une balle dans le pied. Le rapport qualité prix d’abord : diffuser une offre coûte cher, il convient d’avoir un retour sur investissement des plus conséquents. L’Assintec vous fournira 3000 cv, juste comme ça, en guise de bienvenue. Ensuite l’image de l’entreprise, c’est bon de la soigner de temps en temps. Un petit logo, une description dans la rubrique des « entreprises qui recrutent », une interview, l’Assintec remonte votre côte de popularité d’un claquement de doigt. Enfin, un service : l’Assintec n’est pas uniquement un catalogue de prêt-à-recruter, c’est aussi de l’humanité, de la sensibilité client avec un suivi personnalisé.

Quand je me suis connecté pour la première fois, l’Assintec m’a demandé de prendre une heure pour compléter mon profil en ligne. Ça m’a pris deux heures et demie. Il manquait systématiquement des précisions au niveau de certains champs : quel était mon troisième numéro de téléphone, quel était mon numéro professionnel (champ obligatoire) ou encore quel était le chiffre d’affaires de la dernière entreprise pour laquelle j’avais travaillé.

On demande à la fin de signer la Charte Assintec, charte censée responsabiliser l’individu qui crée son compte, en lui rappelant qu’il faut veiller à ne mentionner que des informations vraies et vérifiables, que la photo d’identité n’est pas obligatoire mais aide sensiblement les recruteurs à effectuer leur choix, que l’on certifie être majeur, etc. etc.

Pour tout cela je dois cocher « Je suis d’accord », sinon la procédure est annulée.

Je suis d’accord avec tout, je n’ai pas le temps de lire 18 pages en police 4.

Des offres « Jeunes Diplômés » scintillent alors sur mon écran, et la section « Emplois Cadres » disparait. Stupeur ! L’Assintec a pris la décision de ne montrer uniquement les offres « Jeunes diplômés ». Les offres « cadres » n’étaient pas adaptées à mon profil. J’étais trop jeune pour pouvoir les comprendre. Car 24 ans, c’est trop jeune, c’est écrit dans la Charte : Tous les candidats âgés de moins de 30 ans sont authentifiés « Jeunes » et ne peuvent consulter les autres offres.

On m’indique, en guise de consolation, qu’une carte Assintec va m’être envoyée en tant que jeune demandeur d’emploi. On me rappelle également que je dispose d’un identifiant spécial, à rappeler pour chacune de mes candidatures. De cette manière je suis repéré à chaque fois que je me connecte.

Pour inaugurer mon inscription j’ai postulé aux offres cadres réservées aux jeunes diplômés. C’était assez rapide, deux offres actives : une de la semaine passée et une autre (du jour) sur laquelle j’ai littéralement sauté. Il y avait également une quantité d’offres caduques, vieilles de plus de deux mois. Ces offres-là ne valent pas le coup. Deux mois qu’elles trainent… Ils s’en servent pour les statistiques. Ils n’ont pas pris la peine de les retirer, je ne prendrai pas la peine de postuler. Le reste des offres, peu convaincantes, possédaient le statut « agent de maitrise ». À première vue elles ne me correspondent pas. Je regarde quand même, on ne sait jamais.

On notera qu’à côté de ce site de recrutement, l’Assintec est en partenariat avec l’Association pour la Réintégration des Cadres, La Réintec, qui aide les cadres pendant leurs éventuelles périodes de vache maigre à retrouver des droits, récupérer des indemnités, toucher les allocations et le reste. Sans cette dimension « cœur sur la main », le portrait de l’Assintec ne serait pas complet.

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03/04/2019 27,00 €
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