#Roman francophone

Au commencement du septième jour

Luc Lang

4 h du matin, dans une belle maison à l'orée du bois de Vincennes, le téléphone sonne. Thomas, 37 ans, informaticien, père de deux jeunes enfants, apprend par un appel de la gendarmerie que sa femme vient d'avoir un très grave accident, sur une route où elle n'aurait pas dû se trouver. Commence une enquête sans répit alors que Camille lutte entre la vie et la mort. Puis une quête durant laquelle chacun des rôles qu'il incarne : époux, père, fils et frère devient un combat. Jour après jour, il découvre des secrets de famille qui sont autant d'abîmes sous ses pas. De Paris au Havre, des Pyrénées à l'Afrique noire, Thomas se trouve emporté par une course dans les tempêtes, une traversée des territoires intimes et des géographies lointaines. Un roman d'une ambition rare.

Par Luc Lang
Chez Stock

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Auteur

Luc Lang

Editeur

Stock

Genre

Littérature française

Livre 1

 

La chair n’est qu’un mémento,

mais elle dit la vérité

Cormac MacCarthy

 

 

… c’est elle qui raccroche ? Qui lui raccroche au… Il appuie fébrilement sur la touche rappel, mais c’est un numéro privé. Il essaye d’appeler son portable. Qui est éteint, il tombe de suite sur la messagerie. C’est mort, elle ne répondra plus. Pas ce soir, nom de Dieu, pas ce soir… Elsa vient de glisser la tête par la porte de sa chambre, sa longue chevelure bouclée submerge son visage : Vous vous êtes disputés ?… Mais non, ma puce, t’inquiète pas. Lorsqu’il songe maintenant à l’effondrement intérieur qu’il a soudain éprouvé, il se demande s’il avait alors l’intuition d’une dérobade aussi définitive. L’image qui s’impose à présent est plus minérale, plus narrative, celle d’un à-pic, il la tient encore par la main, elle se débat, suspendue dans le vide, il ne lâchera pas, mais l’épuisement gagne, leurs mains se dénouent, elle va disparaître dans l’abîme, il demeurera seul, musculairement coupable de n’avoir pu la hisser, coupable et vaincu. Quand elle rentre du Havre, chaque vendredi, après sa semaine de travail, elle est nerveusement à bout de forces. C’était plus sage de célébrer demain leurs dix ans de vie commune. Il la reprend chaque fois : de mariage. Mais elle éprouve une espèce de réticence à prononcer ce mot. Il la cloue au mur avec son regard : on est mariés, non ? C’est pourtant bien comme ça que… Ce vendredi soir, il a malgré tout acheté un saumon d’Écosse chez le traiteur, du riz pilaf et des petits légumes, mis au frais un graves blanc. Cela fait quatre vendredis qu’elle plante la famille après le travail en moins de sept semaines. Elle rentre donc le samedi en fin de matinée, lui-même a des dossiers à boucler, doit s’occuper d’Elsa et d’Anton, lui aussi il… Il est 19 h 34, elle sort à l’instant de l’entreprise Delta quelque chose, un gros marché, 250.000 euros, peut-être plus, sans parler de la maintenance, elle configure leur parc Internet-téléphonie, elle dirige une équipe d’ingénieurs et de concepteurs-développeurs, elle est responsable de la région Basse-Normandie et de la zone industrielle du Havre, elle occupe ce poste depuis dix-huit mois, une carrière en ascension géométrique, en sept ans de société Orange elle a doublé son revenu avec un intéressement aux marchés conquis, lui-même est impressionné par sa réussite, elle va bientôt gagner plus que lui qui pourtant… Si ça continue, ma chérie, pour moi c’est la reconversion : homme d’intérieur et père de famille. Ils en rient ensemble. Sinon que ses absences toute la semaine… Elle essaye de rentrer le mercredi en début d’après-midi pour voir les enfants, elle y parvient une fois sur deux, repart le jeudi matin à 6 h, trois heures de route. Jusqu’à présent le vendredi soir elle arrivait à la maison autour de 21 h 30 au plus tard. Mais là, on dirait qu’elle s’installe au Havre, lorsqu’elle est avec eux il la sent là-bas, elle n’est plus si attentive, si centrée sur leur vie de famille, elle est distraite, dans ses bras il pense tenir une ombre. Enfin, ce soir, elle devait rentrer, elle se devait de… Ça flotte entre eux, ça devient lâche, moins immédiat, le regard s’effrite, se dilue dans une zone invisible à l’autre, sont comme démagnétisés, ils dérivent, chacun emporté dans l’irrépressible courant de sa vie professionnelle, sans plus de force pour se baigner ensemble dans la même rivière, deviennent béants l’un face à l’autre. Ils ne parlent plus de faire ce troisième enfant. Ce soir, tout de même, elle se devait… Il a gravi l’escalier, se tient sur le palier de leurs chambres On mange dans cinq minutes ! D’accord, répond Anton qui joue avec ses figurines de chevaliers autour du château fort. Et maman ? demande Elsa qui lève la tête de son livre de pliages Elle rentre demain matin, elle est retenue… C’est dommage, glisse-t-elle, les yeux de nouveau happés par les images de son album. Il ne répond rien, il redescend, gagne la cuisine, enfourne le riz dans le micro-ondes, sort le saumon du frigo, la table est mise, il enlève le couvert de Camille, range les chandeliers, ce soir quand Elsa et Anton seraient couchés, il avait justement l’intention de lui évoquer ce troisième enfant Tu as 36 ans, ma chérie, moi 37, il est temps qu’on y songe. Et puis ce projet pourrait à nouveau les aimanter, combler le fossé. Il envisage qu’elle a peut-être un amant chez qui, ses vendredis soir, elle… Il traverse leur vaste chambre donnant sur le jardin, s’installe devant l’ordinateur de Camille, entre sur sa messagerie, parcourt ses mails, 457 non lus qu’elle doit ouvrir et consulter sur son smartphone, un nombre important de pubs, des échanges entre amis, collaborateurs, rien qui puisse éveiller le soupçon. Il va dans le dossier images, la regarde sur l’écran, une nappe est dépliée sous un cèdre, sa peau métis vibre dans le soleil, elle s’élance vers Anton qui trébuche. Dans cette photo-ci, elle tient leur fils alors âgé de 3 ans dans les bras, elle est grande, elle le regarde, ses yeux verts. Aigue-marine, elle dit. Elle est vive, malicieuse, elle manie les mots comme un maître de sabre Tu scannes tes doléances dans un fichier, on validera ensemble. Clac ! elle a raccroché.
À table, ses enfants sont dans une bulle de verre, leurs lèvres bougent mais aucun son n’en sort, puis leurs paroles fondent sur lui telle une vague, cinglante
Papa ?… papa ! trois fois que tu me poses la même question. Non, j’ai pas de devoirs, juste une poésie à réviser.
Et toi, Elsa ?
Des additions, des soustractions, et puis le solfège. C’est toi qui m’emmènes au cours de piano ? Papa ?
Pardon, ma fille, oui, sans doute.
Son assiette est presque intacte, il a goûté le saumon, il mâche, il avale, il prend une bouchée de légumes et de riz, il mastique, repousse l’assiette et pose ses avant-bras sur la table, les enfants ont tout mangé, non, ils n’ont plus faim
Tu te souviens, papa, tu nous as promis un cinéma demain après-midi ?
C’est vrai, les crapules. Allez, au lit ! Il est tard.
Il ne débarrasse pas, laisse la cuisine en l’état et s’installe à nouveau devant l’ordinateur de Camille, ouvre les mails non lus et ceux qu’elle a envoyés ces dernières semaines, les parcourt un à un, plus attentivement. Il la juge bien familière avec l’un de ses ingénieurs mais enfin, rien qui… Il lui envoie un texto sur son portable, lui souhaite bonne nuit. N’arrive pas trop tard demain matin, on t’attend, c’est la fête… Il a acheté chez Boucheron une bague simple, élégante : émeraude rehaussée de deux diamants, une monture ancienne, serpentine. Non, il ne se fiche pas d’elle, décidément. Demeure pensif. Il s’assied devant son écran, essaye de boucler deux dossiers pour des clients pressés, une plate-forme numérique de contrôle temps pour une entreprise de nettoyage, une autre pour un important cabinet d’avocats. Il s’endort à côté du clavier, les coudes sur le bureau. Il ouvre une porte, se cogne à son père qui rase sa barbe poivre et sel, qui lui sourit, il a les jambes en sang, écrasées, rompues, il rampe parmi les rochers sous un ciel blanc. Sa mère lui téléphone mais il ne peut saisir le combiné. Ça sonne, lui vrille les tympans, non, ça sonne encore, son portable, sur le verre dépoli du bureau… Quelle heure est-il ? Quoi ? 4 h du matin ? C’est un appel privé. Allô ?… oui ? Une voix grave, autoritaire, qui se présente, la gendarmerie de Saint-Eustache-la-Forêt… Pardon ?… Saint-Eustache-la-Forêt, en Normandie, sincèrement désolé de vous déranger en pleine nuit, Camille Texier, c’est bien votre femme ?… aux urgences de Bolbec… un accident de voiture, on souhaitait vous prévenir au plus vite. Non, il est réveillé, c’est bien la gendarmerie. C’est grave ? On lui donne le numéro des urgences. Il appelle. Elle est en réanimation. Elle va être transférée au CHU de Rouen, il doit venir de suite… De suite ? Et les enfants ? Il les emmène ? Oui ? Non ? Il téléphone à la dame qui les garde les soirs de la semaine. Lui aussi rentre tard, ses responsabilités au sein de la société Nuxilog, souvent il arrive à la maison juste pour les entrevoir, déjà couchés, à moitié endormis. La dame est une Camerounaise volubile et riante, les enfants l’adorent, qu’ils ont trouvée grâce à une annonce chez la pharmacienne, elle habite à dix minutes en autobus, dans une cité de Montreuil, ses enfants travaillent, l’un à Marseille, l’autre en Espagne, dans le BTP, elle est veuve, son mari a été tué sur un chantier de La Défense, un effondrement d’échafaudage, un accident rare. Pourquoi pense-t-il à ça ? Il essaye de nouveau, elle décroche enfin. Il se confond en excuses, il explique la situation. Qu’il ne s’inquiète pas, elle sera là dès 8 h, avant même que les enfants se réveillent, elle a les clés. Il monte dans leurs chambres, s’approche, leurs joues sont veloutées, d’un incarnat presque rosé malgré leur peau brune. Leur respiration est égale, imperceptible, ils exhalent une odeur de pâtisserie, ils dorment les poings fermés. Anton a le bassin hors du lit, les jambes tombées à la dérive sur l’épais tapis, son corps frêle noyé dans un pyjama jaune parsemé de girafons. Il le saisit, le recouche, remet sa couette en place, s’attarde, penché sur son visage lisse, puis sort, à reculons. « Elsa, Anton, suis parti en urgence tôt ce matin. Je vous raconterai. Daba s’occupera de vous, elle arrive à 8 h. Des baisers, mes tigrichons. » Il pose la feuille griffonnée de ces quelques mots, d’une écriture volontairement ronde et lisible, sur la table de la cuisine, debout, en évidence contre la bouteille d’eau, enfile sa veste, palpe ses poches : portefeuille, clés de voiture, portable, il décroche dans le hall un imperméable de la patère, puis se retrouve dehors, une main ferme et invisible qui l’aurait poussé, la porte brutalement refermée dans son dos, sans pouvoir rebrousser chemin, seul dans l’arène. La nuit est lumineuse, l’air est humide et doux, ça embaume les fleurs, l’herbe mouillée, l’Audi est garée dans l’allée du garage, le pare-brise est floqué d’une fine condensation. Il accroche sa manche aux épines d’un grand rosier, tire nerveusement, une fleur vermeille éclate et s’éparpille en flocons de velours, un froissement d’ailes dans le silence intact, il tend la main et ramasse au vol plusieurs pétales qui palpitent dans sa paume, il referme les doigts sur leur consistance douceâtre puis les glisse dans sa poche, il relève la tête, le chat blanc de la voisine l’observe, posé sur l’arête du mur mitoyen couvert de lierre. C’est comme un départ en vacances, une promesse de bonheur, quand l’aube va décolorer la nuit, vers l’est, sur l’horizon. Mais il est seul, il respire mal, il s’ébroue, fait encore quelques pas, ouvre la portière, s’installe au volant, met le contact, pianote sur le GPS : Saint-Mandé/Bolbec hôpital, il déclenche l’ouverture électrique du portail, aucune lumière ne luit à l’étage sur la façade, il embraye, démarre, glisse sans bruit dans la banlieue déserte, pénètre sur le périphérique intérieur à la hauteur de la porte de Vincennes, se dirige vers la porte de Saint-Cloud, l’autoroute de Normandie, Rouen, Le Havre, le ruban d’asphalte se déroule, presque vide, il voudrait écraser l’accélérateur, avoir une escorte de motards, rouler à 250, il se contient. Camille, Camille… qu’est-ce que tu fabriques ? Il roule à présent sur l’autoroute, laisse le premier péage dans son rétroviseur. Enclenche machinalement un CD, c’est Pat Metheny dans un long solo : A Quiet Night, ses accords de guitare emplissent l’habitacle, il voit la nuit qui s’ouvre et se dilate, il avance dans la plaine semi-désertique, hérissée de pitons rocheux d’un rouge mat, repère des troupeaux épars près de ranchs écartés, il sent la poussière sur les lèvres et la langue, avec cette mélancolie naissante d’avoir à traverser la bouleversante beauté des paysages sans pouvoir s’y mêler, reclus et interdit au seuil d’inatteignables couleurs parfaitement accordées. Colorado, Nouveau-Mexique, qu’ils ont parcourus dix ans plus tôt, un voyage de noces immobile dans un espace sans fond, ils n’avançaient pas, ils dévissaient dans un présent lisse et vacant, une éternité géologique, ils roulaient dans leur propre désert, ce qui troublait tant Camille, recluse dans un abandon défait, lui-même déporté vers une intime solitude nue. Mais le pincement des cordes, c’est dans l’instant celui de ses nerfs, il arrête la musique, il met la radio, c’est un journal d’informations : les massacres de la population syrienne par l’armée de Bachar el-Assad, la dette grecque, la France qui perd son triple A. Il éteint la radio, il observe les glissières de sécurité, l’effet de saute du ruban métallique à chaque raccord, l’image d’un film mal monté qui tressaute dans son défilement. Il n’entend pas le moteur, juste la torsion de l’air. Il avance, il pense qu’il avance, il voit un curseur sur une ligne, il est la vitesse, le mobile, il ne dépasse pas le 160, il craint les contrôles radars, la surface grise et blanche qu’illuminent ses phares se déploie en courbes lentes, au rythme ondoyant de la vallée de la Seine. Que pouvait-elle fabriquer à Saint-Eustache-la-Forêt ? Il n’a pas eu le temps de localiser précisément la région de l’accident, quant à Bolbec, ce lui semble un endroit perdu au fin fond de… Mais pourquoi a-t-elle raccroché ? Ça ne lui ressemble pas. Il se dira plus tard que ce ne sont pas leurs mains dans l’à-pic, ce sont leurs voix qui se sont dénouées. Il mesure que ces dernières semaines, elle était toujours nerveuse, irascible. Elle prétend devoir tenir encore trois ans. Ensuite elle demande un poste de direction sur Paris dédié à l’international. Cette mission au Havre, c’est le dernier détour. Si elle tient son agence, ses marchés, sa clientèle, c’est la consécration. Elle lui répète les mêmes arguments depuis neuf mois, c’est son plan de carrière, sa feuille de route. Elle y tient. Lui aussi. Ils veulent acheter un hôtel particulier doté d’un grand parc, à Vincennes. Jusqu’à présent, aucune erreur de trajectoire. C’est une ascension professionnelle irréfutable. Lui qui sort d’un village perdu des Pyrénées, un père paysan, enfin, éleveur, fabricant de fromage labellisé, une mère infirmière à domicile. Son frère et sa sœur ont raté leur carrière. Et leur vie, probablement. Lui, le cadet, c’est un peu le modèle de la famille, après une école d’ingénieur informaticien à Bordeaux. Tout est en place, à sa place. Lui, de surcroît, le seul à avoir des enfants. Grâce à lui, sa mère est grand-mère, grâce à lui… un parcours sans faute. Saint-Eustache-la-Forêt, ce n’est pas la route pour rentrer sur Paris. Habituellement, elle séjourne à l’hôtel Accor du Havre. Parfois chez son amie Myriam, à Tancarville. Il laisse Rouen sur la droite, il est 5 h 20, l’horizon se brouille dans les lueurs mauve orangé de l’aube, il n’éprouve aucune fatigue, juste les nerfs qui brûlent. Zut ! un flash, il a accéléré trop fort, la vitesse est limitée à 110 dans les environs de Rouen, le radar était signalé sur l’écran du GPS, il n’a pas prêté attention, c’est deux ou trois points sur son permis qui vont sauter. Il faut se contenir, se surveiller, avec une berline qui frôle les 260… Par chance, les vitres fumées dissimulent son visage, il demandera à sa mère d’endosser le retrait de points, elle va râler mais elle ne conduit plus guère. Lui, la voiture, c’est son outil de travail pour rencontrer ses clients en région parisienne. Trois ans à tenir… Ce n’est pas le moment de faire un enfant, darling, c’est ça qu’elle aurait répondu ce soir. Dans moins de quatre ans, elle en a 40, Elsa et Anton seront grands, il y aura trop de différence d’âge, ce n’est plus une fratrie. Il sait de quoi il parle : neuf ans de différence avec son frère Jean, six avec sa sœur Pauline, avaient-ils vraiment une enfance en partage ? Sinon qu’avec la mort soudaine de leur père… Il aimerait qu’il soit avec lui, maintenant, dans la voiture, pour l’apaiser, le réconforter. Il imagine ce que pourrait être sa présence, tendre sa main et toucher son bras, le père lui répondrait de sa voix grave et sereine. La veille, ils avaient fêté son anniversaire, ses 7 ans, avec sa mère et sa sœur à la ferme. Le grand frère et leur père sont à l’estive avec le troupeau. Il dévore les restes d’une tarte aux mirabelles, sa mère s’est approchée, elle pose sa main sur son épaule, une espèce de sidération et de tendresse à la fois, elle venait de raccrocher le téléphone, Pauline est dans sa chambre, il pourrait palper le silence soudain, le malaxer entre ses mains d’enfant, ses mâchoires produisent un insupportable vacarme, il s’est arrêté de mâcher, il ne respire plus, elle se penche vers lui comme si elle prenait son nourrisson dans le berceau d’osier, ses yeux fuient, elle… Il faut être courageux, mon petit Thomas, il faut être un homme à présent. Ton père, il est tombé… Mais Jean ?… Jean n’a rien pu faire, c’est lui qui téléphone du centre de secours. Il s’est levé, elle le serre dans ses bras, la tête de l’enfant contre sa poitrine suffoquée, cette mère habituellement peu expansive, plutôt distante, il sent bientôt le liquide chaud des larmes de Valence s’imprégner dans ses cheveux, couler sur son crâne. Il fond en larmes à son tour, il s’unit à sa mère dans un chagrin qu’il n’éprouve aucunement, il s’y abandonne pour se mélanger à elle. Son père est tombé, quatre mots sans grande réalité, ce n’est qu’au fil des semaines qu’il va pleurer son père, pour lui-même, exposé qu’il se devine à la dureté du monde sans que son père puisse maintenant s’interposer ni l’envelopper dans son ombre verticale. Pourquoi la scène l’absorbe-t-elle avec cette acuité ? Oui, il voudrait son père dans la voiture qui l’emporte vers l’hôpital de Bolbec, parce qu’il parle peu, parce que sa présence est minérale à la façon d’un rocher en muraille qui l’abrite et le considère, avec cet étonnant regard qui s’appesantit, le fait exister, lui, fragile et désiré et fortifié tout à la fois. Ce sont du moins les confus éclats d’enfance qui émaillent le souvenir de sa personne disparue. La pancarte lui saute aux yeux, Bolbec est annoncé, c’est la prochaine sortie à 2000 m. Il continue sa course, dépasse deux semi-remorques, ralentit au dernier moment, s’engage sur la bretelle 18, s’arrête au péage, le GPS lui indique la D 149 à gauche, au prochain carrefour. Le jour s’est levé, d’un bleu laiteux indéfinissable. L’ordinateur de bord affiche une distance parcourue de 200 km à la vitesse moyenne de 128 km/h, la température extérieure est de 16 degrés. Il emprunte le pont qui chevauche l’A 29, la départementale coupe en ligne sinueuse dans le bocage normand, à deux reprises le voilà coincé au pas derrière un tracteur qu’il ne peut doubler, il tambourine le volant de ses doigts maigres, il pense que Camille avait finalement décidé de rentrer à la maison, mais pourquoi a-t-elle quitté l’autoroute pour avoir un accident à Saint-Eustache-la-Forêt ? Il roule dans Bolbec, la rue Jacques-Fauquet, encore deux autres rues, à droite, à gauche, il aperçoit une longue bâtisse du XIXe siècle en crépi blanc, avec de lourdes boiseries de charpente, puis deux autres bâtiments plus récents en brique, quasi des cubes coiffés d’un toit d’ardoise. Un parc arboré cerne l’ensemble. L’allée en graviers crisse sous les pneus, il gare près de l’entrée des urgences. Se précipite vers les vitres coulissantes. Une femme blonde devant lui au guichet des enregistrements, les pieds nus, gonflés et marbrés de taches jaunes rosâtres grises dans de vieilles pantoufles à carreaux, la main dans un volumineux pansement rougi, qui frissonne, se plaint d’attendre depuis une heure déjà, je souffre, je souffre, geint-elle. Il la domine d’une tête, essaye de capter l’attention de la secrétaire qui… Calmez-vous, madame Coquelin, calmez-vous, un médecin arrive de suite… Oui, mais c’est urgent… La salle d’attente est pleine, regardez, vous n’êtes pas la seule !… Il s’agite sur le côté, voudrait attraper le regard de la secrétaire, quitte à saisir entre ses mains cet épais visage joufflu pour l’obliger à l’entendre : Mon épouse est chez vous, on m’a téléphoné, un accident de voiture, Camille Texier… Camille Texier ? Ah oui, attendez, j’appelle l’interne. À quatre reprises, il revient au guichet, harcèle la gardienne des lieux qui sait tout et ne livre rien, à part promettre un délai immédiat dont l’échéance vacille, il voit la flamme d’une allumette dans le creux de sa main sous un porche venteux qui hésite à mordre dans le bois, trop d’air, manque d’air… cela fait 20 minutes et…
Monsieur Texier ?
Oui, pardon.
Bonjour, je suis le docteur Dumont, votre femme est effectivement passée dans mon service, nous avons dû la diriger sur le CHU de Rouen avec une équipe du SAMU.
Mais, je… je vous téléphone, vous me dites de venir immédiatement, j’habite Paris, j’accours aussi vite que… vous ne me prévenez pas de son transfert ! Qu’est-ce que je fous ici ? dans votre…
Désolé, monsieur Texier, on n’avait pas votre numéro, l’urgence c’était votre femme, nous n’avons pas ici de service de réanimation chirurgicale ni de chirurgie traumatologique.
Et son état ? Comment va-t-elle ?
Nous avons compris que nous ne pouvions pas intervenir ici, nous l’avons de suite évacuée. On vous dira mieux sur place ce qu’il en est exactement.
Il peste, ses mains tremblent quand il pianote sur le GPS le CHU de Rouen. S’affichent 62 km de distance, 58 minutes de trajet. Il serait déjà auprès d’elle depuis plus d’une heure, on se joue de lui, un mélange de négligence et de désinvolture. Il est de nouveau sur l’autoroute, dans l’autre sens, il est 7 h passées, le flux des voitures augmente, une espèce de brume grise, de chaleur sans doute, recouvre la campagne d’une grisaille bleutée. Le portable sonne, c’est le numéro de la maison qui s’inscrit
Papa ?
Oui, Anton, ça va ?
T’es où, papa ?
Sur la route, mon chat, sur la route. Daba sera avec vous vers 8 h, ne t’inquiète pas, retourne te coucher, il est trop tôt pour être debout.
Tout va bien, papa ?
Oui, mon garçon, je t’expliquerai en rentrant… je vous téléphone dans la matinée, rassure ta sœur si elle se réveille. T’embrasse, à tout à l’heure.
Rouen centre apparaît sur la pancarte, 12 km, il va retrouver Camille, elle va tout lui expliquer, ça va aller, ça va. Il sort de l’autoroute, s’engage route du Havre, rue du Contrat-Social, des façades de brique et de pierre, des maisons anciennes à colombages, il contourne l’imposante abbaye Saint-Ouen de Rouen, il traverse la Seine, c’est là, des buttes de pelouse lisse sans arbres ni parterres fleuris, des bâtiments géométriques, des barres de six étages des années 70, bruts, râpeux, de verre, d’aluminium et de béton sale. Il demande les urgences, longe des parkings, se gare loin, où il trouve une place, il marche vite, de grandes enjambées, le buste penché vers l’avant comme s’il luttait contre le vent, puis se met à courir vers les portes vitrées, une douzaine de personnes attendent, le regard vague, plus ou moins affaissées sur des chaises en plastique orange alignées le long d’un mur vert pâle. Trois secrétaires sont au guichet, deux d’entre elles s’affairent avec des malades dont un homme, les coudes sur le comptoir, qui parle fort, il saigne à la tête, ça perle au travers de la compresse, Thomas s’approche de celle qui tape les dossiers d’admission sur son clavier, elle porte des lunettes bas sur le nez, l’épaisse chevelure rousse dissimule son visage S’il vous plaît ? S’il vous plaît ? Elle lève la tête, des yeux bleus, un fin visage piqué de taches de rousseur, elle désigne ses collègues avec l’index tendu Pardon, ma femme est chez vous, je cherche le service, juste… Deux secondes. Elle a déplié la main, des doigts longs et fins, sa paume blanche ouverte vers lui au-dessus du comptoir, comme pour le stopper dans son élan, elle reprend sa frappe sur le clavier, il attend, ne bouge pas Oui ? Vous dites ? Mme Texier ? Ses doigts courent sur les touches, son regard glisse sur l’écran : Camille Texier ?… elle est arrivée à 6 h, en… réa chir, bâtiment C, 2e étage, vous prenez le couloir au fond à droite, puis la galerie couverte, c’est l’autre bloc, derrière nous, le service du professeur Magnien. Il veut courir, il marche, des pas démesurés qui le déhanchent, il croise un homme jeune, en pyjama rayé, en appui sur ses béquilles, immobile, le regard fixe, les cheveux blonds, raides, emmêlés, il tourne dans la galerie vitrée qui enjambe une pelouse mal entretenue, dépasse une femme voûtée qui titube, à petits pas, les mains crispées sur un déambulateur, les avant-bras piqués de cathéters, elle sent une odeur surette de peau moite. Ses semelles couinent sur le linoléum, il se trouve peu discret, le bruit de ses pas est assourdissant, il ne s’arrête pas devant l’ascenseur mais emprunte l’escalier, gravit les marches quatre à quatre, repère l’entrée du service, le poste des infirmières à gauche, elles boivent un café, sursautent parce qu’il entre trop vite, brusque
Excusez-moi, Camille Texier ? C’est bien votre service ?
Une légère agitation de la plus âgée
Vous êtes ?
Son mari, elle…
Elle se trouve au bloc opératoire pour un hématome temporal qu’on essaye de résorber.
C’est grave ?
Le chirurgien vous expliquera, il faut patienter, prenez une chaise dans le couloir, on vous appelle aussitôt qu’il arrive.
Attendre, attendre. Il découvre le long couloir recouvert de plaques d’aluminium à mi-hauteur, barré 50 m plus loin par des portes battantes percées de hublots. Les revêtements d’aluminium sont striés de rayures, de griffures profondes, de traces de caoutchouc écrasé. Des reproductions délavées de tableaux célèbres sont accrochées à intervalles réguliers le long des murs d’un gris pâle, presque verdâtre. Règne une lumière blanche, mate, de néons vibrionnants. Les coudes sur les genoux, il regarde ses bottines, il observe le piqué sur le contour de la semelle, la luisance du cuir souple, la lanière croisée sur le cou-de-pied, la double boucle carrée, ce sont ses chaussures préférées, des… elle les lui a offertes l’année dernière, non, l’année d’avant, ils déambulaient boulevard Saint-Germain, il s’était arrêté devant la vitrine, elle lui avait pris le bras Viens, tu vas les essayer… Mais… Chut. Et puis un baiser en poussant la porte d’entrée de la boutique. Elle travaillait à Guyancourt à l’époque. Déjà chef de projet, elle dirigeait une équipe d’ingénieurs pour développer des services innovants dans la téléphonie et la TV mobile. Elle rentrait tard, souvent, mais ils avaient encore le loisir de se retrouver. Ils avaient acquis la maison de Saint-Mandé cinq ans auparavant, il se souvient de leur euphorie qui dura une année pleine, le temps de leur installation. Le choix des rideaux, des tissus, des carrelages, l’ameublement du salon, des chambres d’Elsa et d’Anton, les plantations du jardin, la sélection des rosiers, l’achat du petit érable du Japon qui ornait la terrasse dans une faïence noire. Les vendredis soir offraient de longues plages où se remémorer les anecdotes de la semaine, et lorsque les enfants étaient couchés, ils discutaient, ils élaboraient ensemble de nouvelles plates-formes numériques, leur façon à eux d’être dans le même mouvement, la même compétence, la même attention. Ils s’étaient rencontrés dans cette grande école à Bordeaux qui forme des ingénieurs informaticiens. Ils étaient de la même promotion, il l’avait de suite remarquée, dès leur immersion en piscine, cette salle informatique où ils furent enfermés de 8 h à 23 h trois semaines durant, sept jours sur sept, une soixantaine d’étudiants devant leur écran, au coude à coude, acquérant les bases de l’Unix System, conduisant dans l’épuisement nerveux et la fébrilité électrique de cette épreuve leurs premiers pas dans la programmation. Thomas venait d’obtenir un diplôme général de maths appliquées à l’université de Bayonne, Camille était plus jeune, intégrant l’école après une année préparatoire dans la prestigieuse université de Berkeley, à trois pas de la Silicon Valley. Elle éprouvait une espèce de mépris et d’agacement pour ce jeune homme mal dégrossi, à l’allure empruntée, presque rurale. Lui était intimidé par sa beauté et son assurance, cette aisance en toute situation comme si le monde lui appartenait. Elle accepta de lui adresser la parole durant les deux dernières années de leur expertise, notamment lorsqu’ils se croisèrent dans les activités associatives et les réseaux sociaux très influents de l’école : le club de poker, les tournois de volley, et plus encore quand ils furent ensemble dans la même équipe, parmi les finalistes de la coupe de France de robotique, la célèbre Eurobot, où ils purent mesurer la réactivité, l’inventivité de chacun dans la création de leur robot aéronautique classé troisième. Ils se rapprochèrent durant les mois qui précédèrent l’obtention du diplôme, leur école célébrait sa quinzième année d’existence. Il y avait eu un grand raout d’honneur. Se succédaient à la tribune, sur un fond vidéo publicitaire HD de 8 m sur 5, tout le staff du conseil d’administration de l’école, les représentants des plus importants partenaires : Cisco, Sun, Microsoft, HP, Oracle, le ministre de l’Industrie, les anciens élèves aujourd’hui directeurs chez Orange, Total, Thales, BNP Paribas, ou encore patrons de jeunes start-up aux courbes de croissance verticales. Le champagne coulait à flots, mais aussi de grands crus de la région, les tables dégorgeaient de nourritures fines et variées, Thomas découvrit à cette occasion le goût iodé du caviar, la souplesse croquante de la chair du homard. Un DJ en vogue, Black Fire, les fit danser jusqu’à l’aube, Thomas bougeait mal, timide et contraint dans un costume trop serré qu’il avait acheté pour l’occasion. Elle lui apprit quelques pas de danse dans les éclats de lumières tourbillonnantes et multicolores, la maladresse de ses gestes avait fini par l’attendrir, elle trouvait plaisant de l’équarrir, de le façonner, elle devenait dresseuse de chevaux, elle, dans sa robe de couturier, ses bas fins et soyeux, ses ondulations de liane. Ils étaient en cela peu différents des autres élèves d’Epitech, mais ils se découvraient néanmoins une espèce de foi commune, presque féroce, en l’univers high-tech de l’entreprise managériale et conquérante, une croyance en l’expansion infinie des marchés informatiques, engagés ensemble dans une irrésistible mutation qui précipiterait bientôt les générations précédentes dans l’obsolescence définitive, vivant avec ivresse l’invention d’un monde global, ils en seraient les principes actifs, cette société nouvelle serait la leur, ils incarnaient déjà l’émergence d’un nouveau pouvoir technique et intellectuel, fondus tous deux dans une alliance, une fusion de mutants érotisée par la certitude de leur fulgurante réussite sociale et financière. Il a toujours le regard posé sur ses chaussures, les coudes sur les genoux, dans ce couloir surchauffé du service de réanimation, les yeux blancs, l’esprit engourdi dans cette posture d’attente recroquevillée, son corps abandonné dans un insidieux assoupissement à la faveur de quoi elle lui apparaît vêtue d’une robe jaune au plissé souple et virevoltant sur la piste ondulée d’un désert de sable où l’air tremble. Son visage est fuyant, ses traits se dérobent, elle tourne sur elle-même, il s’inquiète de savoir si elle sourit ou si… Il entend son nom à deux reprises, il lève la tête, découvre des jambes de pantalon bleu turquoise, des pieds nus chaussés de Crocs de la même couleur
Excusez-moi, je m’étais assoupi.
Je vous en prie. Docteur Bernard, vous voulez bien me suivre dans mon bureau ?
Vous n’êtes pas le professeur Magnien ?
C’est moi qui suis de garde ce matin.
Ils se dirigent vers la double-porte battante, franchissent le seuil, le docteur ouvre une porte sur la gauche, 5 m plus loin, ils entrent dans un bureau inondé de soleil. Thomas regarde sa montre : 9 h 40, il attend depuis deux heures ? Il s’est endormi. Comment il a pu ? Le chirurgien est aimable, trop prévenant, comme porté vers la compassion. Il a une quarantaine d’années, des cheveux noirs bouclés, de petites lunettes sans montures, juste des branches rouges clipsées dans les verres correcteurs. Il est torse nu sous sa blouse entrouverte
Nous sommes parvenus à réduire de 70 % l’hématome temporal, sans pouvoir encore évaluer le traumatisme cérébral. Nous l’opérons de nouveau ce soir. L’enfoncement des côtes a endommagé la plèvre sur le flanc gauche, elle est sous respirateur artificiel, mais nous craignons une déchirure. En outre, il faut poser des broches sur la colonne, il existe une fracture sérieuse de la dernière vertèbre cervicale.
Comment se sent-elle ?
Elle n’a pas repris connaissance, elle est dans un coma de stade 3. Cela ne vous dit rien et ne désigne d’ailleurs pas grand-chose. En jargon médical, le GCS qui est une échelle de mesure de la profondeur du coma est évalué à 5, conséquence du trauma crânien. C’est très sérieux, je ne vous cache pas.
Quand va-t-elle se…
On n’en sait rien. Des troubles végétatifs sont apparus, c’est un diagnostic réservé pour l’instant. L’hématome temporal était considérable, il nous fallait de toute urgence réduire la pression crânienne avant d’engager d’autres interventions.
Diagnostic réservé, ça veut dire quoi ?
Monsieur Texier, on ignore encore si on peut la sauver.
Mais, il y avait des airbags partout dans la voiture et…
Les airbags vous protègent de lésions externes, mais le choc a été si violent, à haute vitesse probablement, qu’ils ne protègent aucunement des lésions internes, les organes viennent se cogner contre la structure osseuse, le cerveau dans la boîte crânienne, par exemple, voyez ? La pression est trop forte, trop violente. Et puis, il y a cet enfoncement thoracique et cette fracture cervicale… je redoute l’hématome médullaire.
C’est-à-dire ?
Une possible paralysie à partir de C3, C4, à la base du cou.
Thomas éprouve des douleurs dans la poitrine et le dos
Elle… elle est où la voiture, je comprends pas.
Ça, faut voir avec la gendarmerie, ce n’est pas de notre ressort. Le rapport des pompiers parle de désincarcération, il a fallu tronçonner l’habitacle vraisemblablement.
Je peux la voir ?
Votre femme ?
Oui, ma femme, Camille…
Ses yeux se noient, il déglutit péniblement
Vous pouvez l’apercevoir à travers la vitre de la cabine de contrôle, mais avec les branchements…
J’aimerais, docteur.
Allons-y, je vous en prie.
Ils sont de nouveau dans le couloir, c’est une porte sur la droite à 20 m, il met un pied devant l’autre, il avance, ses semelles couinent encore sur le linoléum, il s’arrête, il ôte ses chaussures, les range contre la plinthe, le chirurgien lui dit que c’est inutile, il ne répond rien. Ils pénètrent dans une sorte de cabine de régie insonorisée dont la vaste ouverture vitrée donne sur la salle de réanimation. Des lumières clignotent sur les pupitres, des chiffres et des courbes défilent sur les écrans, c’est une sourde rumeur informatique, scandée de bips réguliers. C’est le deuxième lit à gauche. Il ne distingue rien, devine une forme sous un drap, reconnaît quelques mèches crépues de ses cheveux sur le lit… Un masque respiratoire et des tubes qui couvrent son visage, il devine des fragments de peau violette et rouge, il sait simplement que c’est elle
Il faut rentrer chez vous, monsieur Texier, vous n’y pouvez rien pour le moment, reposez-vous, ne restez pas seul, je vous fais une ordonnance pour des calmants, si vous le souhaitez ?
Non, c’est pas moi le… demain, je peux ?
Oui, vous passez, bien sûr. De toute façon, on vous tient informé aussitôt que son état évolue.
Ils se serrent la main, Thomas se dirige vers la double porte Monsieur Texier ! vos chaussures… Il revient sur ses pas, les ramasse, repart, nu-pieds, ses bottines à la main. Il salue les infirmières d’un hochement de tête et sort du service, descend l’escalier sur la gauche, s’engage de nouveau dans la galerie vitrée, on l’observe quand on le croise, c’est sur le seuil du service des urgences qu’il se découvre en chaussettes. Aucune chaise n’est disponible, il s’assoit par terre, remet lentement ses souliers, se redresse, pousse la double porte, se dirige vers le guichet des urgences. Il attend son tour, se penche vers la même secrétaire médicale qui le reconnaît
Vous avez trouvé le service ?
Oui, je voulais voir le rapport.
Quel rapport ?
Celui de la gendarmerie quand ils l’ont…
Ce n’est pas la gendarmerie, c’est le SAMU de Bolbec qui a transporté votre femme.
Ah, et la gendarmerie ?
On n’a eu aucun contact avec eux.
Mais, les pompiers, ils ont bien écrit où ils l’ont ramassée ?
Deux secondes, ça devrait figurer… je récupère le récépissé de l’historique de son acheminement. Oui, ils l’ont prise en charge sur les lieux de l’accident, la D 17, au lieu-dit la Haie-Bance, le Grand-Trait.
Vous avez un stylo, que je note ?
Attendez, je vous écris ça sur un papier… tenez.
Merci. Merci.
Il sort dans le soleil de mai, des infirmières discutent, elles rient, elles allument des cigarettes, il s’éloigne vers le parking, serrant le col de sa veste, toujours courbé vers l’avant comme s’il affrontait la pensée d’un vent contraire qui pourrait le creuser, l’éroder en poussière de sable volatil. Il longe les pelouses trouées par endroits de plaques d’herbes jaunies, un homme, la trentaine, en jogging gris et flasque, assis dans un fauteuil roulant, le regard vague, semble écouter une jeune femme volubile, un enfant près d’eux sautille d’un pied sur l’autre dans une invisible marelle. Thomas qui les dépasse entend : La lumière est au bout du tunnel, merde ! tu peux pas faire ça, Max. Il se faufile entre l’Audi et une camionnette, ouvre la portière, se laisse tomber sur le siège, il a reçu un appel sur le smartphone, il écoute sa messagerie, c’est Daba qui lui confirme être avec les enfants, tout va bien, dit-elle, qu’il ne s’inquiète de rien. Il met le contact, pianote sur le GPS : D 17, la Haie-Bance, il reprend le même itinéraire en direction de l’A 29, la route pavée surplombe la Seine, il aperçoit trois pêcheurs sur la berge en contrebas dans la vive lumière de printemps, il croise un couple d’amoureux qui s’embrassent, appuyés contre la rambarde du vieux pont, il remonte la rue du Contrat-Social, la route du Havre, la bretelle de l’autoroute, il roule une trentaine de minutes, c’est la sortie no19, juste après celle de Bolbec centre, s’arrête au péage, c’est une configuration assez identique, un carrefour à l’anglaise, à gauche, un pont qui enjambe l’autoroute, il se retrouve sur la D 487, longe les vieux quartiers ouest de Bolbec, dépasse Gruchet-le-Valasse, puis s’engage sur la D 17, une petite route bosselée de rustines qui serpente dans les bocages cloisonnés de haies vives, des noisetiers, des mûriers, il remarque des vaches dans les prés d’un vert tendre, quelques fermes isolées, des bosquets d’arbres, de grands chênes, un étang, un paysage d’abondance, il traverse deux hameaux, parvient à cette intersection où il tombe en arrêt devant la pancarte Saint-Eustache-la-Forêt sur la droite, son cœur cogne, rapide, il hésite, stationne deux minutes, la voiture serrée sur le bas-côté, moteur allumé, ses doigts tapotent sur le volant, le GPS indique tout droit la D 17 vers la Haie-Bance. La voix électronique répète : tout droit, la Haie-Bance. Il embraye, continue sa route, 10 minutes plus tard le GPS lui annonce le lieu de l’accident à 3 km. L’étroite départementale coupe la route de Lillebonne, se nomme maintenant le Grand-Trait, est-ce pour son tracé, droit comme la trajectoire d’une balle de fusil ? Ce sont à présent des cultures industrielles, une trame géométrique sur un sol plan à perte de vue, avec ici et là de vastes bâtiments neufs qui abritent des activités agro-alimentaires. L’asphalte est couturé de raccords, parsemé de flaques de terre plus ou moins sèches répandues par les pneus des tracteurs qui vont et viennent, Thomas en repère deux qui labourent sur sa gauche la terre lourde presque noire, il dépasse le chemin des Prés que bordent trois fermes anciennes, pierre et ardoise, bien entretenues. Vous êtes arrivés, répète le GPS, la Haie-Bance c’est donc ici, au croisement de la D 17 et d’une route vicinale envahie de mauvaises herbes. Se dessine la longue toiture d’une autre ferme, une centaine de mètres plus loin sur la gauche encore, abritée du regard par une haie vive, la départementale est toujours aussi rectiligne, il gare l’Audi sur le bas-côté boueux, juste à l’entrée de la route vicinale, il coupe le moteur, pose ses coudes sur le volant, parcourt du regard l’étendue déserte. Il entend des pépiements d’oiseaux, il voit un chien au pelage ras, jaune paille avec des plaques roses de peau nue qui suintent sur l’échine, il claudique lentement le long de la route. Il sort de la voiture, le chien passe à sa hauteur sans varier son allure ni sa trajectoire, Thomas avance, un pied devant l’autre, il éprouve l’effort musculaire de la marche, la dureté du bitume qui résonne dans ses talons, il imagine la nuit laiteuse baignant les terres alentour, à 3 h du matin… Il pensait trouver l’Austin accidentée rangée là sur le côté, se demandant ce qu’elle a bien pu heurter puisqu’il n’y a ni poteau ni arbre ni borne, rien, un plan vide, le dessus de sa main, il erre sur la route sans avoir encore croisé aucun véhicule, scrute le sol, cherche des traces de freinage, rien, aucune anomalie, il se retourne, considère la route vicinale, c’est peut-être à ce croisement qu’un tracteur a surgi, une voiture… mais pour surgir, il faut être dissimulé au regard par des arbres, une maison, une haie, ça n’a donc pas pu surgir, la place est nette, on voit à des kilomètres à la ronde, plus encore la nuit avec le faisceau des phares… sur le rapport, ils se sont trompés d’endroit. Il continue de marcher, il approche de la ferme, il traverse la chaussée, longe le fossé, la haie vive, haute de presque 3 m. C’est là, juste là, le bas-côté est comme labouré, les herbes hachées sur 20-30 m, la haie déchiquetée à sa base, des feuilles et des branches sont arrachées, une plaie blanche dans la végétation sur des mètres et des mètres, et puis une tache rouge… Il descend dans le fossé humide, c’est à moitié dissimulé dans la terre et les hautes herbes froissées, oui, c’est le rétroviseur gauche de l’Austin, ce rouge caractéristique du drapeau anglais peint sur le toit de la voiture, un rouge vif, intense, il sursaute devant son propre visage traversé de hideuses coupures dans le miroir brisé, plus loin il remarque un morceau courbe de plastique noir et souple, la joue d’aile probablement, ça sent l’essence, il voit luire des taches grasses et multicolores, presque fluorescentes sur les herbes mouillées qu’on aurait peignées avec une machine folle et désorientée. C’est bien dans cette parfaite ligne droite, sans obstacles, qu’elle est venue s’échouer, à quelle vitesse dans le contrebas de la route ? Il s’extrait du fossé, se dirige vers la ferme, le rétroviseur pend dans sa main, l’annulaire engagé dans le trou de la fixation, 50 m plus loin, le chemin à gauche conduit dans une cour, la ferme est à angle droit avec la route, un berger allemand et un épagneul breton bondissent d’une grange ouverte où se trouvent garés un tracteur et une batteuse-lieuse, ils sont saisis au vol, le corps et les membres disloqués par le collier et la lourde chaîne fixée à un montant de bois qui gémit sous leur poussée. Incohérents, éparpillés, ils aboient, la gorge écrasée par le lien, ils grognent, bavent, suffoquent, montrent les crocs, Thomas trébuche, il s’engage lentement vers le perron de l’habitation, il frappe à la porte de l’index replié. Il insiste, il cogne du poing sur l’épais battant, les bêtes griffent la terre sèche de leurs pattes fébriles, leurs hurlements vrillent les tympans, Thomas tourne la poignée pour entrer, il pousse avec son genou, la porte est verrouillée, il appelle, mêle sa voix aux chiens de garde qui pourraient réveiller les morts, les fermiers doivent savoir, c’est sans doute eux qui ont appelé la gendarmerie, ils ont vu… du moins après l’accident. Il s’éloigne à reculons, quitte la cour, repart vers l’Audi, mais étrangement, il ne distingue pas Camille, elle ne s’incarne pas, il ne la pressent pas sur cette route, elle conduit dans la nuit, elle sort du grand trait d’asphalte, non, il ne la voit pas, il n’aperçoit rien. Les chiens se sont tus, il entend des cliquetis de chaînes qui raclent le sol. Le portable vibre et sonne dans sa poche, il décroche machinalement
Allô, Thomas ?
Oui.
C’est Léo, j’ai besoin de toi, un problème sur le logiciel temps pour le personnel infirmier de la clinique d’Eaubonne… allô ? Thomas ? Je te dérange ?
Peux pas te répondre, Léo, sur la route.
Je te rappelle plus tard ? dans la soirée ?
Non, lundi, excuse-moi.
Il raccroche. Il ne bouge plus, il est debout au milieu de la chaussée, il voit le fossé à sa droite, la traînée d’herbes et de feuilles broyées, le téléphone sonne à nouveau, cette fois ce sont les enfants ou Daba. Il décroche, ne dit rien, ne parvient pas à dire : oui, Elsa ? Non, pas un mot. Allô ? Allô ? insiste sa fille…
Oui, Elsa, je suis là.
Je rentre du cours de piano et maman n’est pas là, il est plus de 11 h.
Elle rentre pas aujourd’hui.
Elle est encore au travail ?
C’est ça, oui.
Et toi, on t’attend pour le cinéma cet après-midi ?
Non, ma chérie, c’est Daba qui vous emmène. Je sais pas quand je rentre. Désolé, Elsa, désolé, mon tigri…
Il faut écourter, rien ne s’énonce correctement, ça s’articule mal, ça se tord dans la gorge
Daba ?
Te la passe, bisous, papa.
Il n’embrasse pas sa fille, il ne répond rien. Daba lui parle, il se redresse, lui expose la situation, lui demande si elle peut rester avec les enfants tout le week-end, il rentrera peut-être ce soir ou demain midi, cela dépend… de quoi cela dépend d’ailleurs ? Il veut être à l’hôpital pour… Il n’a pas demandé au docteur Bernard à quelle heure elle est opérée ce soir… Allô ?… Oui, Daba, merci, je vous rappelle dans la soirée… Il a fait quelques pas, se tient devant la plaie blanche au-dessus du fossé, 1 m 50 de profondeur, juste un drainage des eaux de pluie, il remarque un essuie-glace au pied de la haie qu’il avait pris pour une branche, il se hâte vers sa voiture, fait demi-tour, en direction de Saint-Eustache-la-Forêt. Un quart d’heure plus tard, il arrive dans un bourg de fermes fortifiées et de maisons anciennes à colombages, avec des toits en ardoise, des silex gris incrustés dans les façades et les bandeaux de brique, il débouche sur la place arborée, face à l’église romane, trapue, il accoste un couple de retraités, elle tire un cabas à roulettes qui déborde de légumes, il tient un petit chien blanc en laisse, leur demande où se trouve la gendarmerie. C’est tout droit à la sortie du village, une construction récente, un cube gris et beige, une camionnette stationne sur le parking, il gare l’auto puis pénètre dans le bâtiment. Un sas de portes vitrées, un long plateau de bois teinté, une odeur de renfermé, de poussière humide et de sueur. Un homme jeune, en bras de chemise bleue de rigueur, tape lentement sur un clavier devant un vieil ordinateur, se lève, le salue, s’enquiert du motif… Thomas explique : cette nuit un appel de chez vous, un accident sur la D 17, sa femme conduisait la voiture. Le gendarme lui demande de patienter, il disparaît par la porte du fond, réapparaît une minute plus tard : le brigadier est là… C’est un homme d’une cinquantaine d’années, les cheveux gris, en tenue, impeccable. C’est vous le mari ? Désolé, monsieur, oui une jeune dame sur la D 17, ils ont été appelés à 3 h du matin, des fermiers qui habitent en bordure, 3 h 16 exactement, un renvoi d’appel en urgence à son domicile. Oui, Thomas en revient, il n’a pas vu la voiture. C’est la casse du village de La Remuée, sont venus l’emporter vers 7 h ce matin. Thomas explique qu’il ne comprend pas. Qu’est-ce que vous ne… ah, l’accident ? en effet, une ligne droite, pas d’obstacles… non, pas de tiers impliqué, aucun autre véhicule, elle, seule… Pourquoi elle est sortie de… ?… On sait déjà qu’elle allait à très grande vitesse… on n’a pas commandité d’expertise parce qu’elle était seule, il n’y a pas d’autre victime, mais elle roulait à plus de 100 km/h, c’est certain, l’auto a chaviré dans le fossé, des haies ont été arrachées sur 20 m et quand elle est remontée de l’autre côté du talus, au lieu de s’immobiliser là, avec l’élan inouï, dame, elle a fini en tonneaux, plusieurs, 50 m plus loin sur la chaussée, une trajectoire impossible, impossible… le véhicule est détruit. Il a pensé qu’elle s’était endormie mais, en fait, le portable était ouvert, elle devait téléphoner, une inattention, probable… une minute, s’il vous plaît. Il contourne un bureau, ouvre un tiroir, en sort un sac plastique transparent, puis se baisse, ramasse un ordinateur portable dans sa housse Tenez, tout est là. On allait vous poster un avis de mise en dépôt. Thomas reconnaît le foulard, les lunettes de soleil, le sac à main. Il fouille, trouve le téléphone, son portefeuille, ses clés, son nécessaire de maquillage, son bric-à-brac, dans la housse grise son ordinateur blanc. Oui, tout est là, il identifie chaque objet, pourrait en écrire l’historique Asseyez-vous, monsieur… Il doit être livide pour que le brigadier s’empresse de la sorte, contournant le comptoir, offrant une chaise

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24/08/2016 537 pages 22,50 €
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