#Roman francophone

Un autre jour pour mourir

Carole Declercq

Vingt-sept ans. L'âge de tous les possibles pour Stéphanie Rettner, violoniste virtuose. Pourtant, la jeune femme n'est pas douée pour le bonheur. Ecrasée par la célébrité de ses parents, abattue par une rupture amoureuse, elle se sent prisonnière de sa vie. Mais un jour, elle découvre la musique de Stefan Fraundörfer, grand violoniste autrichien d'après-guerre. D'abord intriguée, puis envoûtée, elle part à sa rencontre. L'artiste, qui vit comme un ermite, accepte pourtant de la prendre sous son aile et de la former. Malmenée par cet austère professeur, Stéphanie va découvrir qu'il porte en lui un lourd secret et que les blessures de l'Histoire peuvent façonner toute une existence. Pourrait-elle finalement trouver le bonheur en permettant à un vieil homme de renouer avec la vie et l'espérance ?

Par Carole Declercq
Chez City Editions

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Genre

Littérature française

À ma mère chérie, ma première lectrice.
À mes insupportables malfauteuses, funambules sur le fil tendu de l’émotion, pleines de vie
et de mordant, toujours dans le réconfort
et la bienveillance, des filles rares dans le milieu littéraire, qui n’ont rien de la cucurbitacée et tout de la sensitive. Cathy, Brigitte, Roselyne et Mona...
Vieillir n’est, au fond, pas autre chose
que n’avoir plus peur de son passé.

 

Stefan Zweig
Vingt-quatre heures de la vie d’une femme


I

 

J’ai longtemps veillé. C’est l’illusion dont je veux m’aveugler. Par amour-propre. Ma peine a sommé mon corps de résister. Bon petit soldat, il a d’abord cédé à cette exigence légitime, puis ses propres limites l’ont vaincu.
Je me suis endormie au creux de ce vieux canapé défoncé, élimé, qui m’a accueillie très tard dans la nuit en m’étreignant de son odeur de cuir parfumé. Je l’ai reconnue aussitôt ; elle a le don de m’émouvoir dans l’univers glacial de mobilier contemporain qu’affectionne mon père. Une main bienveillante, protectrice a tiré sur mes épaules une couverture. Elle a aussi allumé une bougie sur la petite table à proximité, et mon regard, avant de sombrer, est resté longtemps fixé sur cette flamme qui s’est noyée peu à peu dans sa propre nourriture, ne laissant au petit matin qu’une matière blanchâtre dans laquelle deux insectes, tragiques, se sont cristallisés.
Il doit être six heures. Un coup d’œil vers le ciel : l’aube frappe à la porte-fenêtre restée entrouverte. Un filet d’air frais entre ; il vient chatouiller mon nez ; il a l’odeur des montagnes. Entre le foin et la fleur. Je m’enfonce sous la couverture, cale un peu plus mes reins contre un coussin. Je rêve d’odeurs de café et de pain grillé, de petit-déjeuner joyeux, de rire fou et tendre à la fois, peut-être de cœur à cœur. Et je sais qu’une journée de chagrin m’attend à la place. Je ne suis pas pressée de rejoindre ce qui ne me rend pas heureuse. Je serre très fort les paupières sur la réalité pour ne pas l’envisager.
Lorsque je suis arrivée la veille, à près de vingt-trois heures, Claudine était là, sur le seuil, enveloppée dans un grand châle, douce, maternelle. Sous le halo jaune de la lampe d’extérieur que dévorait une nuée de papillons de nuit, son gros ventre pointait dans l’épaisseur du tissu et découpait une silhouette fantasmatique contre le mur blanc de la maison. La fin de la grossesse lui a donné un masque de loir qui lui aiguise les traits et la rend encore plus jolie.
Elle m’a enlacée, soutenue, portée presque. Et son sourire brillant, l’éclat de ses dents, les reflets de ses boucles, tout ce qui rend si belle une femme enceinte dans sa simplicité originelle, loin des complications des sentiments humains, m’ont fait un bien fou. Je me suis rendue à elle avec un apaisement qui m’a menée au bord des larmes. Les premières larmes libératrices, celles qui sont vraiment utiles, car elles évacuent la colère rentrée, mauvaise, qui vous ronge comme un chancre et empêche l’introspection. Le bouchon de sanies qu’on expulse avant décantation.
Mon père est absent. Je le savais déjà avant d’arriver. Cela me soulage, en un sens. Je n’ai pas envie d’affronter tout de suite son regard, car je sais par avance qu’il sera plein de désapprobation et de toutes ces critiques qui restent le plus souvent muettes et qui n’en sont que plus dures parce qu’elles ne sont jamais formulées. Quels parents au monde peuvent se targuer de connaître vraiment leur enfant ? On le leur pardonne volontiers s’ils font l’effort de chercher à le comprendre et si, de temps à autre, ils acceptent ses fautes ou ses erreurs. Ce n’est pas le cas de mon père.
Mon voyage m’a exténuée. Le parcours de la combattante larguée. Virée, vannée, vidée. Départ Saint-Pétersbourg. Transit à Berlin. Puis Genève. Taxi dans la nuit jusqu’à Neuchâtel, les yeux rivés sur le dos et la nuque rigides du chauffeur impénétrable. Le mouvement qui m’a amenée jusqu’ici n’est pas naturel. C’est le mouvement perpétuel de la consolation. Le connaissez-vous ? Il est dicté par la nécessité de survivre. J’ai cherché un havre. Un élan instinctif m’a poussée vers une femme, une main douce. Quelle bonne âme avais-je à ma disposition ? J’ai fait l’état des lieux rapidement. Ma mère n’est pas en Europe. Elle prépare un enregistrement aux États-Unis et, à la réflexion, ce n’est pas une mauvaise chose pour moi : sa commisération aurait vite cédé le pas à l’ironie. Ma grand-mère, que la proximité humide de l’automne affaiblit toujours, prend les eaux en Toscane, et je ne veux pas l’inquiéter. Elle n’a pas besoin de cela. Sa fragilité la rend chaque jour plus minérale, plus transparente. Elle s’en va, petit à petit, s’effiloche dans l’air. Une personne qui veut partir, vous ne pouvez pas la retenir. Il y a cette résolution en elle depuis quelque temps.
Le visage de ma nouvelle belle-mère, Claudine, s’est imposé comme une évidence. Je la connais peu. Ou pas assez. C’est une contre-alto française.
‒ La dernière, m’a juré mon père qui exprime parfois le besoin de se justifier, mais s’alarme surtout de l’emprise de sa libido sur sa quantité de matière grise.
Après avoir épousé en premières noces une soprano, et en secondes, une mezzo, il cherche sans doute à se rassurer en se disant qu’il ne peut pas descendre plus bas sur le plan de la tessiture. Après, il carburera à voile et à vapeur et passera chez les garçons.
Il me donne l’impression de lui être assez attaché, à celle-là, la troisième, pour lui avoir fait un enfant. Je vais avoir, à vingt-sept ans, un petit frère et j’ai apprécié la réaction spontanée de Claudine qui a bien voulu me servir de panse-cœur quand je l’ai appelée en lui disant que rester en Russie, c’était mourir assurément… Sans me connaître vraiment, elle n’a pas hésité une seconde, hier matin, au téléphone :
‒ Viens vite, je t’attends. Prends le premier avion. Je suis là. Reste autant de temps que tu voudras. Tu es chez toi ici, tu le sais bien.
J’ai foncé. Je n’avais aucune solution de repli. Et cette voix douce, calme, voilée de fatigue, qui semblait vouloir me faire un peu de place, a agi comme une main fraîche sur un front enfiévré.
Un chagrin d’amour, c’est un crabe qui vous ronge l’estomac nuit et jour, inlassablement. Avec ses pinces, il poursuit son travail de sape et n’a de cesse de vous laisser, épuisée, sur le flanc, à l’état de guenille. Je l’ai lu quelque part. Pour l’instant, je n’ai qu’une boule constante au creux de la gorge, chaude et douloureuse comme une vilaine angine, et j’attends qu’elle descende. En arrivant hier soir, je n’ai rien déballé de mes bagages ni de mon histoire. De toute façon, Claudine a tout compris en un regard. J’ai seulement posé l’étui de mon violon sur le meuble face à moi, bien en évidence, comme un encouragement à le reprendre très vite, mais sa vue me donne envie de vomir.
Une journée difficile m’attend. Rupture de contrat, explications, négociations, assurances. Je me suis enfuie, j’ai fait preuve de faiblesse et je sais qu’au chagrin d’amour, à la peine viscérale qu’il engendre, je vais devoir ajouter les cajoleries agaçantes de ma mère, les sermons de mon père parce que, à nouveau, je n’aurai pas été à la hauteur. Mais l’ai-je jamais été ?

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17/08/2016 268 pages 17,90 €
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