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Londres, février 1817
La honte, qui pourtant semblait être son éternelle compagne, ne cessait jamais de trouver de nouveaux déguisements sous lesquels apparaître.
— J’aimerais emprunter Défense des droits de la femme, le premier volume.
La voix de sa sœur prit son essor dans la bibliothèque, vint rebondir dans chaque recoin, menaçant de faire trembler la vitre de la baie près de laquelle Kate avait trouvé refuge.
— J’ai entamé un travail personnel qui s’appuiera sur les fondations posées par Mlle Wollstonecraft. Cependant, là où elle s’est limitée à la théorie et à de vastes prescriptions sociales, je traite directement de la condition individuelle de la femme dans le monde d’aujourd’hui, afin de fournir à chacune des méthodes pratiques qui lui permettront d’affirmer ses droits.
Elle n’allait quand même pas oser parler d’« émancipation physique » dans un tel lieu ! Kate retint son souffle. Même Viola devait savoir…
— En particulier, j’introduis l’idée que les femmes n’obtiendront jamais une réelle émancipation tant qu’elles n’auront pas la maîtrise absolue de leur propre personne, dans le mariage aussi bien qu’en dehors.
Un jeune homme corpulent, assis à la longue table la plus proche de l’alcôve de Kate, leva vivement les yeux de son livre. Une femme plus âgée installée au fond de la salle fit de même. Tout comme, sans nul doute, toutes les autres personnes présentes. En effet, la voix de Viola était de celles qui retenaient l’attention. Avec sa diction impeccable, c’était exactement le genre de voix qu’on pouvait attendre de la petite-fille d’un comte.
Ou de la fille d’une comédienne.
La table du jeune homme était jonchée d’ouvrages, tous lus et abandonnés par des clients qui n’avaient pas pris la peine de les rapporter au comptoir. Pour éviter de croiser un regard quelconque, Kate en saisit un et ouvrit une page au hasard. Il semblait à Elizabeth que si sa famille avait pris tâche, ce soir-là, de se rendre ridicule, elle n’aurait pu le faire avec plus de succès…
Orgueil et Préjugés. Cette simple phrase suffit à la faire vibrer comme un diapason. Elle avait sûrement été écrite pour elle, cette histoire d’une jeune femme qui luttait en permanence contre les mortifications infligées par une famille qui ignorait tout de la discrétion.
Elle continua sa lecture. Plus aucun bruit en provenance du bout de la salle ; le bibliothécaire avait dû aller chercher le volume demandé, ne serait-ce que pour échapper à toute discussion supplémentaire quant aux moyens pratiques d’affirmer les droits des femmes. Dans le roman, la soirée s’éternisait, mettant Elizabeth aux prises avec les attentions désagréables de M. Collins et la froideur silencieuse des sœurs Bingley et de M. Darcy.
Bien sûr, à ce moment du récit, M. Darcy avait déjà remarqué les beaux yeux d’Elizabeth et M. Bingley s’était tellement entiché de Jane qu’il ne faisait guère attention aux défauts de la famille Bennet. De tels hommes existaient-ils vraiment dans le monde réel ? Et si oui, où se trouvaient-ils ?
Extraits
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