Préface
Marie-Luce Verdier-Gibello
Que voit Narcisse penché sur l’onde ? Chacun, connaissant le récit mythique, jugera cette question naïve, voire dérisoire, sachant que Narcisse, condamné à contempler son image reflétée par une source du mont Hélicon, mourut de cette complaisance fatale. C’est ainsi qu’un savoir trop bien établi peut tuer la curiosité. Si nous formulons autrement l’interrogation – qu’en est-il de l’expérience narcissique infantile ? – peut-être provoquerons-nous la même réaction de surprise, tant la notion du narcissisme est devenue usuelle, sa notoriété faisant écran à la réflexion. Ne devrions-nous pas plutôt nous étonner de ce que, prenant conscience d’un moment fécond du développement de l’enfant [1] , Freud ait justement choisi ce mythe à connotation mortifère pour le désigner ? Pourtant, c’est en faisant référence au destin tragique de Narcisse qu’il a réussi à suggérer la complexité et les enjeux de ce moment critique qui risque de sceller les potentialités évolutives de l’individu. Il nous faut donc redéployer le mythe, redonner vie à Narcisse.
Que voit donc Narcisse penché sur l’onde ? « Au bord du fleuve du temps, Narcisse s’est arrêté, écrit Gide [2] , et voici que sur l’eau soudain se diapre une mince apparence, – fleurs des rives, troncs d’arbres, fragments de ciel bleu reflétés, toute une fuite de rapides images qui n’attendaient que lui pour être […] visions qui selon le cours des eaux ondulent, et que les flots diversifient, Narcisse regarde émerveillé ; mais ne comprend pas bien, car l’une et l’autre se balancent, si son âme guide le flot, ou si c’est le flot qui la guide. ». Narcisse en quête de lui-même découvre en ses reflets le monde qui l’entoure mais, pour le connaître, il lui faudra se détourner de cette apparence illusoire du monde. « Si Narcisse se retournait, poursuit Gide, il verrait, je pense […] quelque chose de stable enfin, et qui dure, mais dont le reflet tombant sur l’eau se brise et que la fugacité du flot diversifie. » C’est ce double mouvement de rêverie créatrice et de confrontation au monde réel qui fonde tout à la fois l’être et sa quête cognitive, mais celle-ci ne peut être féconde que si elle est marquée, à l’origine, par le plaisir excitant de l’enfant démiurge, rempli de l’illusion qu’il crée ce qu’il découvre. On aura, bien sûr, reconnu en cela les fantasmes d’omnipotence infantile et les concepts d’expérience et de phénomènes transitionnels théorisés par Winnicott ; la vision poétique de Gide leur ajoute cette composante fluide et fluctuante qui permet de comprendre leur caractère éphémère et par là même l’excitation qui dynamise l’expérience cognitive et identitaire – ou la compromet.
J’ai désigné comme pensée fluctuante ce fonctionnement particulier de la pensée du jeune enfant qui oscille entre les associations analogiques des fantaisies, des croyances ou du rêve et les mises en forme prélogiques de son expérience de la réalité. Ce fonctionnement souple permet de faire coexister et d’associer rapidement des intuitions fugitives, des notions familières et des éléments nouveaux pour donner forme aux théories infantiles dont la rigueur scientifique est contestable, mais qui ont pour fonction de permettre à l’enfant de prendre conscience de sa pensée comme bon objet intime, de s’investir et de se faire reconnaître comme sujet compétent. Narcisse et pensée s’épanouissent en un même élan créateur lorsque les circonstances sont favorables.
Extraits
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