#Roman francophone

Mort d'un berger

Franz-Olivier Giesbert

" La fin du monde, ça sera quand le Soleil et la Terre se mélangeront pour former la même soupe lumineuse. Dans le Mercantour, au nord de la Provence, là où les Alpes commencent à fatiguer, c'est souvent la fin du monde. Surtout l'été. Ce jour-là, par exemple. L'air ébouillantait tout. Les yeux, les bras, les jambes, mais aussi les poumons. C'est pourquoi il respirait à petites goulées, Marcel Parpaillon, en montant le sentier pentu qui menait à la bergerie, aux Hautes-Cougourdes. Il avait l'air de rigoler, mais c'était le soleil qui l'aveuglait. Au-dedans de lui, la peur battait du tambour et même plusieurs tambours. Il marchait lentement, car il tenait à peine sur ses jambes. À cause de son âge, quatre-vingts ans bien sonnés, et d'un mauvais pressentiment, depuis les cris qui, quelques minutes auparavant, avaient crevé le ciel, du côté de la bergerie. "

Par Franz-Olivier Giesbert
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française (poches)

 

 

 

CHAPITRE I

 

 

La fin du monde, ça sera quand le Soleil et la Terre se mélangeront pour former la même soupe lumineuse. Dans le Mercantour, au nord de la Provence, là où les Alpes commencent à fatiguer, c'est souvent la fin du monde. Surtout l'été.

Ce jour-là, par exemple. L'air ébouillantait tout. Les yeux, les bras, les jambes, mais aussi les poumons. C'est pourquoi il respirait à petites goulées, Marcel Parpaillon, en montant le sentier pentu qui menait à la bergerie, aux Hautes-Cougourdes.

Il avait l'air de rigoler, mais c'était le soleil qui l'aveuglait. Au-dedans de lui, la peur battait du tambour et même plusieurs tambours. Il marchait lentement, car il tenait à peine sur ses jambes. À cause de son âge, quatre-vingts ans bien sonnés, et d'un mauvais pressentiment, depuis les cris qui, quelques minutes auparavant, avaient crevé le ciel, du côté de la bergerie.

 

*

 

Arrivé aux Hautes-Cougourdes, il tomba en arrêt devant un homme étalé sur le dos, le long du chemin, la tête posée, comme un fait exprès, sur une grosse pierre blanche. La cinquantaine velue, des yeux de lapin écorché, une plaie au cou et puis le geste de rattraper la vie qui s'était enfuie de lui, par les oreilles, en même temps qu'un filet de sang luisant. Marcel Parpaillon resta un moment à le regarder, toujours avec l'air de rigoler, avant de s'agenouiller auprès de lui, en pleurant.

« Mon garçon, marmonna-t-il. Mon pauvre garçon. »

 

*

 

Son fils n'était jamais sorti du poème dans lequel sa vie l'avait encloué, depuis la petite enfance. Il semblait perdu, maintenant, perdu et stupéfait.

 

*

 

Un papillon bleu s'était posé sur son front mort. Le vieil homme commença à parler au papillon. Il causait toujours beaucoup aux bêtes. Aux ombles chevaliers, surtout, qu'il allait retrouver de temps en temps au lac d'Allos, après la pêche, certains jours de canicule.

Dans son genre, c'était une attraction, Marcel Parpaillon. Les ombles chevaliers venaient, de tous les coins du lac, l'écouter glouglouter en agitant les bras. Il leur disait des tas de choses qui ne peuvent pas s'écrire, parce qu'elles sont au-delà des mots.

Le papillon aussi aimait entendre causer Marcel Parpaillon : ses ailes battaient de plaisir, sous les caresses de son parlage. Mais, à travers lui, c'était à Patrick, son fils, que s'adressait le vieil homme. Les papillons sont les âmes ailées des morts. C'est pourquoi ils ont l'air si seuls, souvent. Celui-là fendait le cœur.

Quand le papillon s'envola, Marcel Parpaillon éclata en sanglots. S'il avait douté que la bestiole eût un rapport quelconque avec son fils, sa façon de voler l'en aurait convaincu : la même gaucherie.

Il avait toujours pensé que son fils ne valait pas tripette. Un pauvre diable qui, après trois divorces et pas d'enfant, était revenu vivre au pays, aux crochets du paternel. Mais c'était le portrait craché de sa femme, emportée par un cancer, une quarantaine d'années plus tôt.

Il embrassa son front, là où s'était posé le papillon.

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08/01/2004 212 pages 7,60 €
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