PROLOGUE
Un cœur fanatique
Theo imaginait le pire. Le message était pour le moins laconique : « Votre frère s’est blessé. » Tandis qu’il courait à la gare pour attraper le premier train pour Auvers, craintes et souvenirs se bousculaient dans son esprit. La dernière fois qu’il avait reçu un pli aussi inquiétant, c’était un télégramme de Paul Gauguin lui annonçant que Vincent était « gravement malade ». En arrivant en Arles, il avait trouvé son frère dans une cellule d’hôpital psychiatrique, enturbanné de pansements et en plein délire.
Que trouverait-il au bout de ce voyage en train ?
Dans des moments comme celui-ci – et il y en avait eu beaucoup –, ses pensées le ramenaient au Vincent d’autrefois : un grand frère passionné et fougueux, mais aussi volontiers blagueur, infiniment attentif et capable d’un inépuisable émerveillement. Enfants, quand ils se promenaient dans les champs et les bois des environs de Zundert, leur village natal du sud de la Hollande, Vincent l’initiait aux prodiges et aux mystères de la nature. En hiver, il lui apprenait à patiner et à faire de la luge. En été, il construisait pour lui des châteaux dans les sentiers sablonneux. Le dimanche, à l’église, et à la maison, à côté du piano du salon, il chantait d’une voix claire et posée. Dans la chambre qu’ils partageaient au grenier, il l’entretenait de choses et d’autres jusque tard dans la nuit, tissant un lien infrangible que la fratrie qualifiait ironiquement de « vénération » – et que Theo lui-même ne désavouerait pas, revendiquant encore fièrement, bien des années plus tard, l’adoration qu’il portait à son aîné.
C’était le Vincent auprès duquel il avait grandi : guide intrépide, tantôt stimulant, tantôt sévère, érudit exalté, critique mordant, compagnon espiègle – avec toujours ce regard perçant. Comment de ce Vincent, de son Vincent, avait-il pu surgir une âme aussi tourmentée ? Theo pensait connaître la réponse : Vincent était victime de son cœur fanatique. « Il y a quelque chose dans sa manière de parler qui fait que les gens l’adorent ou le détestent, essayait-il d’expliquer. Il n’épargne rien ni personne. »
À l’âge où d’autres avaient depuis longtemps perdu l’impétuosité de la jeunesse, Vincent se laissait encore guider par ses implacables élans. Sa vie tout entière était balayée d’un vent de passions débordantes et inextinguibles. « Je suis un fanatique, déclarait-il en 1881. Je sens en moi une force que je dois développer, un feu que je ne peux pas laisser s’éteindre mais que je dois attiser. » Qu’il chasse les scarabées sur les berges du ruisseau de Zundert, qu’il collectionne méticuleusement les gravures, qu’il prêche l’Évangile du Christ, qu’il dévore Shakespeare et Balzac dans de soudaines fringales de lecture, qu’il joue du dialogue des couleurs, il entreprenait tout avec la détermination aveugle et impudente de l’enfant. Il n’était pas jusqu’au journal qu’il ne lût « avec furie ».
Extraits
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