Chien de printemps

Patrick Modiano

Il faut croire que parfois notre mémoire connaît un processus analogue à celui des photos Polaroïd. Pendant près de trente ans, je n’ai guère pensé à Jansen. Nos rencontres avaient eu lieu dans un laps de temps très court. Il a quitté la France au mois de juin 1964, et j’ai écris ces lignes en avril 1992. Je n’ai jamais eu de nouvelles de lui et j’ignore s’il est mort et vivant. Son souvenir était resté en hibernation et voilà qu’il resurgit au début de ce printemps 1992. Est-ce parce que j’ai retrouvé la photo de mon amie et moi, au dos de laquelle un tampon aux lettres bleues indique: Photo Jansen. Reproduction interdite? Ou bien pour la simple raison que les printemps se ressemblent?

Par Patrick Modiano
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature française (poches)

pour Dominique

 

Sonnettes, bras ballants, on ne vient pas jusqu’ici,

Sonnettes, portes ouvertes, rage de disparaître.

Tous les chiens s’ennuient

Quand le maître est parti.

Paul Eluard

 

J’ai connu Francis Jansen quand j’avais dix-neuf ans, au printemps de 1964, et je veux dire aujourd’hui le peu de choses que je sais de lui.

C’était tôt, le matin, dans un café de la place Denfert-Rochereau. Je m’y trouvais en compagnie d’une amie de mon âge, et Jansen occupait une table, en face de la nôtre. Il nous observait en souriant. Puis il a sorti d’un sac qui était posé sur la banquette en moleskine, à ses côtés, un Rolleiflex. Je me suis à peine rendu compte qu’il avait fixé sur nous son objectif, tant ses gestes étaient à la fois rapides et nonchalants. Il se servait donc d’un Rolleiflex, mais je serais incapable de préciser les papiers et les procédés de tirage qu’utilisait Jansen pour obtenir la lumière qui baignait chacune de ses photos.

Le matin de notre rencontre, je me souviens de lui avoir demandé, par politesse, quel était à son avis le meilleur appareil de photo. Il avait haussé les épaules et m’avait confié qu’en définitive il préférait ces appareils en plastique noir que l’on achète dans les magasins de jouets et qui lancent un jet d’eau si l’on presse le déclic.

Il nous avait offert un café et nous avait proposé de nous prendre encore comme modèles mais cette fois-ci dans la rue. Une revue américaine l’avait chargé d’illustrer un reportage sur la jeunesse à Paris, et voilà, il nous avait choisis tous les deux : c’était plus simple et ça irait plus vite et même s’ils n’étaient pas contents en Amérique, ça n’avait aucune importance. Il voulait se débarrasser de ce travail alimentaire. A notre sortie du café, nous marchions sous le soleil, et je l’ai entendu dire avec son accent léger :

– Chien de printemps.

Une réflexion qu’il devait souvent répéter, cette saison-là.

Il nous a fait asseoir sur un banc, et ensuite il nous a placés devant un mur qu’ombrageait une rangée d’arbres, avenue Denfert-Rochereau. J’ai gardé l’une des photos. Nous sommes assis sur le banc, mon amie et moi. J’ai l’impression qu’il s’agit d’autres personnes que nous, à cause du temps qui s’est écoulé ou bien de ce qu’avait vu Jansen dans son objectif et que nous n’aurions pas vu à cette époque si nous nous étions plantés devant un miroir : deux adolescents anonymes et perdus dans Paris.

 

*

 

Nous l’avons raccompagné à son atelier tout près de là, rue Froidevaux. J’ai senti qu’il éprouvait de l’appréhension à se retrouver seul.

L’atelier était au rez-de-chaussée d’un immeuble et l’on y accédait directement par une porte, sur la rue. Une vaste pièce aux murs blancs dans le fond de laquelle un petit escalier montait jusqu’à une mezzanine. Un lit occupait tout l’espace de la mezzanine. La pièce n’était meublée que d’un canapé gris et de deux fauteuils dela même couleur. A côté de la cheminée en brique, trois valises de cuir marron empilées les unes sur les autres. Rien sur les murs. Sauf deux photos. La plus grande, celle d’une femme, une certaine Colette Laurent comme je devais l’apprendre par la suite. Sur l’autre, deux hommes – dont l’un était Jansen, plus jeune – étaient assis côte à côte, dans une baignoire éventrée, parmi des ruines. Malgré ma timidité, je n’avais pu m’empêcher de demander à Jansen des explications. Il m’avait répondu que c’était lui, avec son ami Robert Capa, à Berlin, en août 1945.

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10/05/2007 144 pages 6,00 €
Scannez le code barre 9782020252607
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