Introduction
Le Sénat apparaît comme le parent pauvre de l’historiographie politique de la IIIe République. Certes il a suscité l’intérêt des juristes, amenés à s’interroger sur la nature, le fonctionnement et les limites du bicaméralisme parlementaire, mais fort peu d’historiens se sont penchés sur son apport, et, le plus souvent, sous forme de travaux brefs destinés à éclairer un épisode partiel de l’histoire nationale où son rôle a été déterminant. La plupart des études historiques sur la vie politique et le parlementarisme français considèrent que l’examen de l’action de la Chambre des députés suffit à résoudre la question. Quant au Sénat, dont l’existence n’est pas ignorée, la connaissance qu’on en a se résume le plus souvent à une collection de stéréotypes qui, indéfiniment répétés, finissent par prendre figure de vérités historiques et pour lesquels le jugement ironique tient lieu d’analyse. Ainsi le Sénat de la IIIe République serait-il, à l’image du Sénat romain, le refuge d’oisifs couverts d’honneurs ! Les oraisons funèbres prononcées par le président de la Haute-Assemblée insisteraient sur l’activité fictive des sénateurs défunts en commission pour mieux compenser le fait de leur totale inactivité en séance plénière ! Autre stéréotype récurrent, la proverbiale lenteur des délibérations sénatoriales, facteur de ralentissement des travaux parlementaires, voire d’enlisement de la procédure législative, qui aurait entravé l’action gouvernementale. Mais la critique la plus décisive, qui englobe en quelque sorte toutes les autres, réside dans l’accusation qui fait du Sénat une assemblée conservatrice dont l’action la plus éclatante aurait été de porter le coup de grâce aux tentatives démocratiques des gouvernements de gauche, par exemple, pour nous en tenir à la période étudiée, au cartel des gauches en 1925 et 1926 ou à l’expérience Blum du Front populaire en 1937 et 1938.
Certes, tout n’est pas faux dans les affirmations ainsi formulées, mais l’historien ne saurait se contenter de cette vision sommaire d’une assemblée figée dans l’immobilisme et apparaissant sporadiquement sur la scène historique, tel un deus ex machina, pour jouer le sinistre rôle de fossoyeur des avancées progressistes de la société française. Il est nécessaire d’examiner, à partir des sources disponibles, la nature de cette Haute-Assemblée si décriée, son mode de fonctionnement, sa composition, ses principes et ses valeurs, les objectifs qu’elle poursuit et les raisons de son comportement politique, sans oublier que, si elle est l’héritière d’une tradition qui remonte aux origines mêmes de la IIIe République, elle a subi, au fil des 45 années qui se sont écoulées, de profondes transformations liées aux mutations de tous ordres qui ont affecté la société française.
Il n’est pas douteux que, dans l’histoire constitutionnelle et politique de la France, l’existence d’une seconde Chambre s’explique par une volonté d’équilibre au sein des institutions. Faut-il rappeler que, durant la période révolutionnaire, le réflexe initial des constituants a été de juger que la souveraineté nationale proclamée en 1789 devait nécessairement résider dans une assemblée unique ? Toutefois, l’expérience de la Convention ayant révélé le risque que cette assemblée représentative de la nation instaure, en raison même de la légitimité dont elle se prévalait, une dictature d’autant plus absolue qu’aucun contre-pouvoir n’était en mesure d’en limiter les effets, les constituants de l’An III jugèrent prudent de se tourner vers le bicamérisme. Ils mirent en place un pouvoir législatif constitué de deux Chambres, un Conseil des Anciens, constitué d’élus plus âgés, étant chargé de modérer les actes du Conseil des Cinq-Cents. D’emblée, la seconde Chambre apparaît ainsi en France comme le moyen de pondérer les impulsions parfois irréfléchies des élus de la Chambre basse, autrement dit comme un frein aux aventures politiques.
Extraits
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