Marche doucement, car tu marches sur mes rêves.
W.B. Yeats
À cinq heures, à bout de forces, Tania s’assit sur son lit. La peur de l’avenir était saignante. Il n’y avait qu’une façon de s’en sortir, trancher la corde avec une hache ou un couteau. Avec les dents, s’il le fallait.
Elle restait dans le noir, pensait à des choses vagues, au feu de la forge, aux articulations d’une statue, à des écrous et des soudures. Puis elle se leva et longea le couloir.
Quand la lumière éclata sur les lampes, Tania aperçut dans le miroir sa silhouette en pyjama de lanelle qui se fauilait dans la salle de bains comme un insecte gris.
Elle entra dans la baignoire, régla la température de l’eau, dirigea le jet sur ses seins. Elle avait perdu trop de temps à explorer un univers qui ne menait à rien ou qui n’intéressait personne, ce qui revenait exactement au même. Après des années de combat, elle acceptait de s’avouer vaincue. Ce qu’elle avait créé, ce qu’elle avait produit, n’avait aucune valeur. Elle s’était trompée de voie, de choix, de cible. Le temps avait passé. Elle se retrouvait acculée.
Elle ferma les robinets pour laisser un peu d’eau chaude à Laura, puis elle se maquilla, par habitude, pour ne pas sombrer.
Le miroir lui renvoya l’image d’une femme au regard brillant de fièvre et aux lèvres trop rouges, l’image d’une vieille pute, pensa-t-elle, en s’observant. Elle se regardait et cherchait à se rappeler son visage, sa blondeur, ses yeux comme des lacs bleus. Le bleu s’était enfoui au creux d’un réseau de rides. Son nez s’était allongé, son front s’était élargi et, si elle restait blonde, c’était grâce à son coiffeur.
Tania remonta le couloir. Devant la porte de Laura, elle hésita, tourna la poignée, passa la tête à l’intérieur de la chambre.
— Laura ? soula-t-elle.
Sa fille grogna et se cacha sous la couette.
Tania n’insista pas. Les cristaux liquides du radio-réveil posé sur la table de chevet aichaient 5 h 20. Je suis cinglée, se dit Tania en se dirigeant vers la cuisine. Réveiller Laura à 5 h 20.
Elle enfila des vêtements chauds, des chaussettes de montagne et ses godillots tandis que le café passait.
La nuit n’avançait pas. Dehors le ciel était noir, sans étoiles, et la pluie avait commencé à battre les carreaux.
Elle buvait son café quand sa fille, les cheveux en broussaille et les yeux mi-clos, entra dans la cuisine en traînant les pieds.
— Salut, Tania !
— Je t’ai réveillée ?
— Café ! dit Laura en s’affalant sur une chaise.
— Va dormir, si tu es crevée.
— Café ! répéta Laura en fourrageant dans ses cheveux.
Tania remplit une tasse et la tendit à sa fille, qui jeta un sucre dans le liquide, comme une somnambule.
Quand Laura dormait à la maison, ces minutes ensemble étaient précieuses. Elles écoutaient de la musique ou discutaient à voix basse. Il y avait longtemps qu’elles n’avaient pas pu le faire. Laura s’absentait de plus en plus.
Extraits
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