Les mots en partage
Catherine Brun
« Pour un soleil (croyez-moi),
il n’y a qu’une seule révolution qui compte.
Celle qu’il fait sur lui-même. »
C’est un lieu commun que les relais médiatiques et les commentateurs pressés manient encore avec gourmandise : la guerre dite d’Algérie aurait été – serait encore au regard de la prégnance de ce discours – une « guerre sans nom ».
Ce fut d’abord la réalité historique d’un long déni officiel. Il fallut attendre, rappelons-le, le 18 octobre 1999 pour que soit votée la loi « relative à la substitution, à l’expression “aux opérations effectuées en Afrique du Nord”, de l’expression “à la guerre d’Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc” ». Trente-sept ans après la fin du conflit, quarante-cinq ans après l’insurrection du 1er novembre 1954, cette guerre devenait officiellement une guerre.
Dans l’intervalle, les droits et les maux des démobilisés furent si peu reconnus que Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, avec la collaboration de la Fédération Nationale des Anciens Combattants en Algérie, Maroc et Tunisie, la FNACA, conçurent un film à hauteur d’homme, où des combattants français de sensibilités diverses sortaient souvent pour la première fois du silence. Destiné à peser sur le débat public, La Guerre sans nom, en salles en 1992, aurait joué un rôle dans la genèse de la loi d’octobre 1999. Tavernier raconte que Louis Mexandeau, secrétaire d’État aux combattants et victimes de guerre, interpellé lors d’une projection à Hérouville sur la qualification des événements, a alors prononcé le mot « guerre ». Reste que du mot de Mexandeau à la loi, il fallut attendre encore plus de sept ans, et six années supplémentaires pour que la situation des militaires français détenus par l’ALN soit prise en considération par la loi de finances (2005), et encore quatre années (mars 2010) pour que les anciens prisonniers de l’ALN et du FLN cessent d’être appelés « prisonniers des événements d’Algérie » et obtiennent, avec la requalification en « prisonniers de guerre », le bénéfice des « droits attribués aux prisonniers de guerre, en général ». En 1992 donc, quand le film de Rotman et Tavernier sort et donne la parole à des démobilisés silencieux depuis trente ans, il sonne comme un appel à rompre un autre silence, celui des autorités, et l’on tend à oublier que les autorités furent moins muettes que manipulatrices.
D’emblée pourtant, la supercherie avait été dénoncée. Dès novembre 1955, la revue Esprit fustige dans son éditorial « les abominations [d’une] guerre sans nom » et invite à « Arrêt[er] la guerre d’Algérie », invalidant les dénominations périphrastiques qui esquivent la virulence des combats. Quand, cinq ans plus tard, Paul Mus souligne en ouverture des lettres commentées de son fils, sous-lieutenant mort en Algérie en juillet 1960, « que le pays descend[ait] un degré de plus, les yeux fermés, dans une guerre qui ne dit pas son nom », il épingle le tour de passe-passe qui fait prendre une « guerre sans visage » pour des « Opérations de maintien de l’ordre ». Dans les deux cas toutefois, c’est une malversation linguistique qui est visée, pas un silence : la « guerre sans nom » est avant tout une « guerre qui ne dit pas son nom », une guerre qui ne dit pas son ou ses vrai(s) nom(s) et se masque derrière une prétendue « affaire intérieure ».
Extraits
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