#Roman francophone

Le pire, c'est la neige

Jacqueline Demornex

Le pire, c'est la neige, le début d'un poème de Mandiargues, est une longue invocation : comment un homme, fût-il une grande figure du monde des lettres, peut-il jouir d'un tel ascendant sur une jeune femme qui par ailleurs s'épanouissait en toute liberté Jacqueline Demornex mène en effet, dans l'effervescence des combats politiques et féministes, une vie diurne d'une grande indépendance. Mais la vie rêvée occupe un large place dans l'existence de cet être fantasque : depuis qu'un ami libraire lui a dit "Nadja, c'est toi", elle s'identifie à la figure emblématique du surréalisme, la laissant guider ses pas... qui tout naturellement la ramènent vers son amant poète. À vrai dire, l'écriture est au centre de ce récit : celle de Mandiargues bien sûr, son univers baroque, luxuriant et insolite, mais aussi les vaines tentatives de l'auteur. Sa passion pour le poète l'empêche d'inventer ses propres fictions : il occupe toute Ia place et ne voit en elle qu'une muse et une amie fidèle. Loin d'être dupe, Jacqueline Demornex livre ici un récit ironique et subtil dont la conclusion sonne comme une libération : "Et toi, dois-je te remercier ? Oui, pour ta fidélité aucun homme ne m'a suivie comme tu l'as fait, pendant vingt-cinq ans. Mais tu ne m'as pas aidée à sortir du labyrinthe où mon amour pour toi m'avait jetée. [...] Tu m'avais rêvée, je t' ai rêvé, c'est ce qui se passe quand on aime. Pas de quoi dire merci. Nous sommes quittes.

Par Jacqueline Demornex
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature française

Tu es mort depuis combien de temps, déjà ? L’année de ta naissance est facile à retenir, 1909, trente ans plus tôt que moi. Mais la seconde date, celle qui figure sur les notices et sur les tombes, cette date-là, pour moi, reste floue. Je te voyais si peu les derniers temps. Ai-je voulu gommer ta disparition, effacer la frontière entre toi mort et toi vivant ? Imagine que pas un instant, je n’ai songé à assister à ton enterrement.

Dans quel espace te trouves-tu ? Tu as disparu des librai- ries et plus personne ou presque ne te lit aujourd’hui. Ta phrase baroque résonne comme une langue étrangère. Même ton livre érotique, écrit sous pseudonyme, et dont je possède l’édition originale, même ce livre rare a perdu de sa valeur. Il y a quelques années, j’ai failli vendre mon exemplaire dédicacé.

- J’ai vu dans un catalogue qu’on l’estimait à 5 000 francs.

- Vous plaisantez ! Je le prends à 2 000 francs, pas plus. Tu ne vaux plus que 300 euros. Il n’y a pas à dire: le Purgatoire casse les prix. 

Je ne sais pas si je vais te sortir du Purgatoire, mais moi, je veux sortir du petit enfer où, sans le vouloir, sans le savoir, tu m’as entraînée. 

Le Trésor de la chambre bleue

Je me suis enfermée avec toi dans la chambre bleue.

C’est moi qui l’ai peinte, cette pièce minuscule. Je la voulais d’un bleu solaire, un bleu d’été, d’île grecque en plein midi.

Que faisiez-vous le 11 septembre ? Je mettais du bleu sur mes murs en écoutant Mozart. Soudain, stop, plus de musique, une voix annonce qu’un avion vient de heurter une tour du World Trade Center. Je jette mon pinceau, me préci- pite sur une télévision toute proche, et j’ai vu.

Brouillon d’apocalypse encapsulé dans mon bleu grec. Bon cadre pour t’écrire, à toi qui prévoyais le pire.
« Par les temps qui courent et qui se précipitent », « En ces 
temps de la fin des temps», «En ces temps de la fin de tout »... Ainsi commençais-tu tes lettres, les derniers temps, les temps de la fin de toi.

La chambre prend des allures de mausolée. Toutes les traces de notre histoire y sont rassemblées. Contre le miroir aux coquillages, la couverture d’un album montre, à la verti- cale, la moitié de ton visage ; l’autre moitié figure au dos du livre. Si je mets la main sur ta bouche, je ne vois que ton regard, et tu me fixes sans indulgence, tu me juges... Si je découvre tes lèvres, je te vois sourire, légèrement. Jeu de cache-cache, tu bouges. Tu vis. Sévère et tendre, grave et amusé, c’est bien toi : un Saturne gai. 

À côté de ton portrait, le mien, à l’âge où je t’ai rencontré. À l’époque, je travaillais au journal Elle et cette photo pro- vient d’un reportage « avant-après », un classique des rubri- ques de beauté où, souvent, et volontiers, les filles de la rédaction servent de modèle. Le cliché d’avant me montre sans maquillage, tortillant une mèche crantée d’un air timide. Après l’intervention d’un grand coiffeur, on ne me reconnaît pas : casque de cheveux noirs brillants et lisses, frange au ras des sourcils, « œil clair, très clair, comme transparent, souligné d’eye liner gris bleu », précise la légende. 

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05/03/2009 252 pages 20,30 €
Scannez le code barre 9782848050690
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