Introduction
En 1945, alors que l'ambassadeur américain Averell Harriman le félicitait pour l'entrée des troupes soviétiques à Berlin, Staline laissa échapper, comme à regret : « Le tsar Alexandre, lui, est allé jusqu'à Paris1. »
Que le maître du Kremlin, toujours économe de ses émotions personnelles, ait pu s'en référer à celui qu'il décriait par ailleurs comme un monarque réactionnaire, a de quoi surprendre : pourquoi cette allusion à l'entrée d'Alexandre Ier dans Paris en 1814 alors que « la grande guerre patriotique » venait de se dérouler contre l'Allemagne nazie et que l'arrivée à Berlin aurait dû logiquement constituer le point d'orgue de la victoire soviétique ?
C'est qu'à bien des égards, le séjour d'Alexandre Ier dans la capitale française n'a cessé, depuis le XIXe siècle, de hanter la mémoire russo-soviétique, magnifié comme un moment particulièrement fort, tant pour la politique extérieure que pour l'imaginaire russes. Si le pouvoir ne fut pas en reste – des médailles commémorant la prise de Paris ont été frappées dès le printemps 1814 –, la littérature s'est très tôt montrée réceptive à l'événement2. Des officiers russes, lettrés et se piquant d'écrire, ont également laissé des souvenirs, des correspondances voire des journaux intimes, lesquels relevant initialement de la sphère privée ont ensuite été publiés sous une forme littérairement remaniée, contribuant ainsi à nourrir la mémoire de la campagne de France. Parmi eux, Fiodor Glinka, avec ses Lettres d'un officier russe, est sans nul doute le plus connu3. Mais la mémoire de 1814 fut aussi une mémoire populaire : dès la fin de l'année 1814, des lubki, ces images gravées sur du bois de bouleau décorant l'intérieur des maisons les plus simples, s'emparent du thème, portant pour légende « La défaite de Napoléon près de Paris par l'empereur russe Alexandre Ier », « Les libérateurs de l'Europe », ou bien encore « L'entrée cérémoniale dans Paris de notre souverain Alexandre Ier »4. Et elle s'est également inscrite dans l'espace russe, jusqu'aux confins de la Russie européenne : en 1842, dans l'Oural, deux gros bourgs – à l'origine des établissements militaires fondés par des Cosaques d'Orenbourg dont les régiments se sont précisément distingués pendant la campagne de France – sont ainsi nommés « Paris » et « Fère-Champenoise »5 ! C'est dire si 1814 a très tôt occupé une place de choix dans l'imaginaire russe, en raison, précisément, de l'ampleur et de la diversité des enjeux qui se sont trouvés en lice.
Au fil du XVIIIe siècle en effet, les règnes de Pierre le Grand, d'Elisabeth puis de Catherine II ont permis à la Russie de s'arroger de facto une place prédominante sur le théâtre européen6 ; mais durant toute cette période, l'empire des tsars a été tenu en lisière du vieux continent7 par les autres États, qui rechignaient à voir dans le colosse oriental un État européen à part entière. En 1812, la victoire remportée sur la Grande Armée napoléonienne ne change rien à ces perceptions hostiles et Napoléon n'est pas étranger à cette situation. Dans le traîneau qui le ramène précipitamment à Paris en décembre 1812 et alors que la Grande Armée endure le martyre dans sa retraite de Russie8, de manière bien symptomatique, il déclare à son grand écuyer Armand de Caulaincourt :
Extraits
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