#Roman francophone

Les villes de la plaine

Diane Meur

Les Villes de la plaine est un roman antique, campé dans une civilisation imaginaire qui emprunte des traits à l’Egypte et à la Babylonie, mais aussi à l’Ancien Testament. Une civilisation du Livre, monothéiste avant l’heure, qui malgré son exotisme nous est bien plus proche qu’il n’y paraît. Asral, le personnage-clef du roman, est scribe : sa mission est de produire une copie neuve du « testament d’Anouher », ce héros mythique qui donna des lois à la ville de Sir. Très vite il s’avise que la langue sacrée qu’il transcrit est vieillie, que ses mots ont changé de sens, et que par conséquent la vraie fidélité à l’esprit des lois consisterait à les reformuler, afin qu’elles soient à nouveau comprises telles qu’elles avaient été pensées quatre ou cinq siècles plus tôt. Il se lance dès lors, secrètement, dans la rédaction d’une deuxième « copie », qui est en fait une traduction. Son garde, un fruste montagnard, est pour lui un soutien précieux : pas seulement pour aller chercher des rouleaux de papyrus supplémentaire dans les magasins du haut palais, en prétextant que la réserve a brûlé. Mais aussi pour l’aider, par son bon sens et son recul d’étranger nouvellement arrivé, à trouver le mot juste : c’est qu’Ordjeneb (Ordjou pour les intimes, écrit malicieusement l’auteur) ne maîtrise ni la langue ni les codes de cette ville, qui en est confite. Il le paie chèrement le jour de son arrivée, c’est la première scène du livre, quand, demandant sur la place du marché le sens des paroles d’une chanson, il transgresse un interdit en prononçant le nom d’Anouher. Trois solides gaillards le tabassent et il ne doit le salut qu’à une jeune veuve qui l’héberge pour la nuit… Le lendemain matin, elle lui conseille d’aller voir le scribe, dont elle est la lingère et dont elle sait qu’il cherche un domestique. C’est tout le talent de Diane Meur que de parvenir, dès les premières pages de son livre, à incarner ses personnages dont les puissants affects embarquent le lecteur pour des épisodes haletants. Car il n’est pas question que de lettre et d’esprit dans ce formidable roman. Ordjou s’est follement épris de la belle lingère dont tout le sépare pendant qu’Asral soupire pour un jeune chanteur du faubourg des vanniers… Quant à l’entreprise de traduction du scribe, elle n’est pieuse qu’en apparence : les juges de la ville, exégètes attitrés de l’Ecriture, ont tôt fait d’en avoir vent et d’en mesurer le caractère subversif. Et les découvertes d’Asral sur un texte dont il comprend qu’au fil du temps il a été amendé, interpolé, voire amplifié, seront démystifiantes sur un plan religieux et, sur un plan politique, proprement révolutionnaires. Au point que, l’entreprise d’élucidation devenue hérésie et schisme, le cadre figé de la vie à Sir explose, entraînant une guerre civile qui devient rapidement guerre tout court. Car l’autre ville de la plaine, peuplée de transfuges et de bannis de la première (elle est à Sir ce que le Nouveau Monde est à l’ancien), se lance dans un jeu retors d’alliances. La dissension religieuse tournera à l’affrontement territorial et ethnique… La ville de Sir survivra-t-elle ? A long terme, il semble bien que non, quelques flash-forwards nous montrent une expédition d’archéologues prussiens, vers 1840, en train de mettre au jour ses premiers vestiges. Diane Meur, entre mythe et archéologie, érudition et parodie, brosse une fresque d’autant plus éblouissante qu’elle donne d’intéressantes clefs de réflexion sur le monde d’aujourd’hui… sans que jamais ne soit perdu le pur plaisir du mensonge romanesque.

Par Diane Meur
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature française

Il avait soif, il était fatigué, ses pieds lui faisaient mal dans leurs sandales. À gauche une lanière s’était rompue et la semelle, à chaque pas, traînait. On lui avait dit : pour trouver du travail il fallait aller à la porte des Buffles, au milieu du marché. Oui, mais le marché ici était presque une ville, pleine de cris et de gens, avec des dizaines de vendeurs pour chaque spécialité, les pots de terre, les pots de fer, les tapis, la vannerie... C’était au point qu’il avait vu, côte à côte, un étal d’œufs blancs et un étal d’œufs bruns ! Les deux marchands se tournaient le dos, comme s’ils ne faisaient pas le même métier, et leurs clients ne s’adres- saient pas la parole. Une véritable ville, immense, un labyrinthe à ciel ouvert dont il ne voyait pas le bout et trouvait encore moins le centre, sans doute parce que, sans s’en rendre compte, il devait tourner en rond.

Chez lui à Jaïneh c’était simple, les marchands il les connais- sait tous, d’ailleurs aucun n’était vraiment marchand : c’étaient ceux des villages hauts qui, à chaque lune, descendaient avec leur laine, leurs fromages, des figues et des raisins qui venaient mieux chez eux qu’au fond de la vallée. À Jaïneh il serait allé vers l’un ou l’autre, lui aurait demandé : « Cousin, dis-moi où on embau- che ? », et le cousin -ils l’étaient tous, de près ou de loin ¢ aurait fait lever son fils qui jouait par terre, pour qu’il lui serve de guide. 

 

Ici, il ne savait pas comment s’y prendre. Les gens compre- naient mal son parler des montagnes, ils lui faisaient tout répéter, et lui comprenait encore moins leurs façons de dire, à eux. Ils appelaient beaucoup de choses par d’autres noms, ou peut-être donnaient des noms à des choses qu’il n’avait jamais vues, ça faisait comme des trous dans leur parole, des bouts entiers qui n’avaient pas de sens, qui n’étaient que du bruit. Et quand les gens d’ici voyaient que vous ne compreniez pas, au lieu de se donner un peu de mal, ou alors de s’esclaffer gaiement comme auraient fait ceux de Jaïahin le village de sa mère - « ceux de Jaïahin qui rient toujours », disait-on -, ils haussaient les épaules et vous tournaient le dos. 

Ils n’étaient pas hospitaliers. 

Chez lui, quelqu’un qui se serait conduit comme ça avec un étranger, on lui aurait fait des remontrances, ses oncles seraient venus lui lancer : « Tu nous déshonores ! », tout net, devant sa femme et ses enfants. Ici on trouvait ça normal, normal aussi de vous bousculer quand vous étiez dans le chemin, de vous marcher sur les pieds sans même un mot d’excuse. 

« Et moi qui suis né dans une maison à deux étages, la plus belle de Jaïneh ! » pensa-t-il douloureusement. Il fit plus que le penser : il le dit à voix haute, tout en remontant la courroie de son sac qui pesait, et un instant il resta là à se frotter l’épaule, comme pour s’assurer qu’il existait encore, qu’il n’était pas devenu, dans la cohue de Sir, un courant d’air, une chose sans substance ni forme, une âme qui n’aurait pas encore retrouvé de corps. 

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25/08/2011 372 pages 23,35 €
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