#Essais

Rêves d'histoire. Pour une histoire de l'ordinaire

Philippe Artières

Philippe Artières, historien passionné d'art contemporain et de littérature fragmentaire, laisse dans cet ouvrage libre cours à ses désirs secrets de chercheur, dans une approche de l'Histoire joyeusement savante, personnelle et insolite. Réunissant de courts textes très divers, Rêves d'histoire propose une anthologie de rêveries ou, plus exactement, de " désirs d'histoire " encore non explorées. On y trouvera donc des idées brutes, des pistes incongrues, des domaines de recherche à arpenter, parfois nées à la lecture d'une source ou d'une archive qui révèle son imaginaire potentiel, ces îlots encore vierges qu'aucune carte n'avait encore répertorié. Mais l'historien n'est pas romancier à proprement parler, plutôt collecteur de détails, explorateur du plus simple ordinaire. Et s'il ne prétend pas plus emprunter la posture du demiurge que renoncer à l'honnêteté intellectuelle du chercheur, il se fait ici résolument homme de récits. Ou comment raconter l'histoire de la ceinture, des ordonnances médicales, de la tombe de Pétain (le " salaud de Yeu "), des routes, de la banderole, etc. Brièvement développées, agrémentées d'allusions autobiographiques et organisées en trois parties (Objets/Lieux/Traces), ces échappées ouvrent autant de champs de recherche dont on se plaît à imaginer la fécondité, parfois vertigineuse - mais souvent à l'état d'ébauche, elles sont inscrites dans la frustration de l'inachèvement. Un exemple parmi d'autres : autour d'une réflexion sur la cloison, procédant par digressions successives, l'auteur propose une histoire croisée du confessionnal, du parloir et de l'hygiaphone - de quoi faire apparaître toute une géographie de la parole dans nos sociétés, ce qui ne nous étonnera pas chez ce foucaldien de la deuxième génération. Au terme de ce recueil, Philippe Artières revient dans une postface-manifeste inédite sur toutes ses tentations d'écriture et interroge " cet hybride objet qu'est le récit historique ".

Par Philippe Artières
Chez Editions Gallimard

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Genre

Sciences historiques

 

 

 

 

 

 

 

Comment travaillent les historiens ? Qu’est-ce qui les amène à entreprendre d’enquêter sur un événement, une pratique, un lieu ? D’où vient ce besoin de consacrer parfois des années à répondre à une question relative à notre passé ?

Je suis de ceux pour qui cette impulsion survient du présent, non qu’elle soit en rapport avec l’actualité, mais bien plutôt, comme disait Walter Benjamin, elle la « télescope » ; c’est toujours pour moi un choc qui est d’abord physique. Ainsi surgit-elle aussi bien à la lecture du journal, au fil d’une promenade dans la ville, devant une liasse d’archives, face à un souvenir, à la suite d’une discussion, ou encore au sortir d’un colloque. Le moment où un nouveau projet émerge est semblable à une ivresse : on se dit soudain qu’il faudrait faire l’histoire de tel ou tel événement, travailler sur telle ou telle notion, enquêter sur telle ou telle figure, entreprendre telle ou telle archéologie. Des interdits tombent, les repères s’estompent, on se laisse aller vers un ailleurs.

Petites ou immenses, ces envies d’histoire sont légion. Beaucoup demeurent à l’état de pistes et n’ont d’autre fonction que d’ouvrir de nouvelles voies que l’on empruntera plus tard. Certaines demeurent secrètes, rêves d’histoire tant on voit mal alors comment les mener.

Pour les nommer, un mot suffit, et derrière lui se déplie l’envie. Ces projets n’occupent parfois l’esprit que quelques heures, mais on imagine alors tout ce qu’ils révéleraient, on convoque les sources disponibles, on frémit à tous les possibles dont ils semblent gros.

Souvent, l’enthousiasme retombe quelque temps après, à la première critique, à la première discussion, à la première diversion. Mais qu’importe, quelque chose avec ce projet avorté s’est déplacé ; infime mouvement qui permet souvent de voir apparaître un détail jusque-là ignoré.

D’autres projets n’ont pas le même sort : ils seront développés, feront l’objet de copieuses recherches en archives, occuperont de nombreuses semaines, deviendront articles et parfois même livres. De leur formulation initiale, il restera au final rarement trace, on les aura étoffés, blindés, musclés, bétonnés… Un appareil scientifique sera venu l’entourer, la mortifier aussi. Pourtant, c’est bien de la faiblesse de ces quelques lignes que ces travaux sont issus.

Ce sont donc ces rêves d’histoire qui sont ici rassemblés, dans leur brièveté et leur fragilité, dans leur incongruité et leur naïveté.

Pourquoi livrer ainsi ses rêves ? Sans doute parce qu’ils sont à la fois trop et pas suffisamment personnels pour les conserver par-devers soi. Ils composent en effet le programme de travail d’une introuvable équipe pour les années à venir et une sorte de manifeste improbable pour une autre histoire. Au-delà du fait qu’une trentaine de projets sont trop pour un seul homme et une seule vie, il y a un désir impérieux de faire circuler les idées, de les soumettre à la critique, de provoquer des rencontres aussi. Là est l’un des objectifs de ce livre, éprouver ses rêves à la réalité des lecteurs. Il s’agit également de faire partager, tout simplement, le plaisir du métier d’historien, cet inlassable plaisir de chercher qui n’implique pas qu’il ne soit jamais le théâtre de drames et de peines, mais qui toujours vous déprend de l’endroit que vous occupez, vous arrache à votre lieu. Publier ces rêves d’histoire est en ce sens une invitation au voyage dans les archives ordinaires et dans l’ordinaire de la recherche. Aussi, au détour d’une ligne, pointent des notations autobiographiques qui font partie intégrante de ma démarche.

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09/10/2014 175 pages 19,00 €
Scannez le code barre 9782070146642
9782070146642
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