#Essais

Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus. Une enquête

Ivan Jablonka

Je suis parti, en historien, sur les traces des grands-parents que je n'ai pas eus. Leur vie s'achève longtemps avant que la mienne ne commence : Matès et Idesa Jablonka sont autant mes proches que de parfaits étrangers. Ils ne sont pas célèbres. Pourchassés comme communistes en Pologne, étrangers illégaux en France, Juifs sous le régime de Vichy, ils ont vécu toute leur vie dans la clandestinité. Ils ont été emportés par les tragédies du XXe siècle : le stalinisme, la montée des périls, la Seconde Guerre mondiale, la destruction du judaïsme européen. Pour écrire ce livre, j'ai exploré une vingtaine de dépôts d'archives et rencontré de nombreux témoins en France, en Pologne, en Israël, en Argentine, aux Etats-Unis. Ai-je cherché à être objectif ? Cela ne veut pas dire grand-chose, car nous sommes rivés au présent, enfermés en nous-mêmes. Mon pari implique plutôt la mise à distance la plus rigoureuse et l'investissement le plus total. Il est vain d'opposer scientificité et engagement, faits extérieurs et passion de celui qui les consigne, histoire et art de conter, car l'émotion ne provient pas du pathos ou de l'accumulation de superlatifs : elle jaillit de notre tension vers la vérité. Elle est la pierre de touche d'une littérature qui satisfait aux exigences de la méthode.

Par Ivan Jablonka

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Genre

Histoire de France

L’âme des pères, qui, tant de siècles, souffrirent et moururent en silence, revint dans les fils – et parla.

 

JULES MICHELET,

Histoire de la Révolution française.

 

L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.

 

GEORGES PEREC,

W ou le souvenir d’enfance.

 

 

Je suis parti, en historien, sur les traces des grands-parents que je n’ai pas eus. Leur vie s’achève longtemps avant que la mienne ne commence : Matès et Idesa Jablonka sont autant mes proches que de parfaits étrangers. Ils ne sont pas célèbres. Ils ont été emportés par les tragédies du XXe siècle : le stalinisme, la Seconde Guerre mondiale, la destruction du judaïsme européen.

Je n’ai pas de grands-parents du côté de mon père : ma normalité est là. Il y a bien Constant et Annette, ses tuteurs, mais ce n’est pas la même chose. Il y a aussi mes grands-parents maternels qui, eux, réussissent à traverser toute la guerre avec une étoile sur la poitrine. Juin 1981, l’année de mes huit ans, je leur écris pour leur dire mon amour. Mon écriture est grosse et maladroite. Il y a des fautes d’orthographe partout et j’ai dessiné des cœurs à la fin de chaque phrase. Au bas du papier à lettres, un éléphanteau coiffé d’un béret fait de la trottinette dans une jungle de fleurs géantes. Voici ce que j’écris : « Vous pourrez être sûrs, quand vous serez morts, je penserai tristement à vous toute ma vie. Même quand ma vie à mon tour sera finie, mes enfants vous auront connus. Même leurs enfants vous connaîtront quand je serai dans la tombe. Pour moi, vous serez mes dieux, mes dieux adorés qui veilleront sur moi, que sur moi. Je penserai : mes dieux me couvrent, je peux rester dans l’enfer ou dans le paradis. »

Que m’a-t-on dit – ou pas dit – pour que je rédige un tel testament à l’âge de sept ans et demi ? Vocation d’historien ou résignation d’un enfant écrasé par le devoir de transmission, maillon d’une chaîne de morts ? Car, avec le recul, il me paraît évident que ces promesses s’adressent moins à mes grands-parents maternels qu’aux absents de toujours. Les parents de mon père sont morts et l’ont toujours été. Ce sont mes dieux tutélaires, ils veillent sur moi et me protégeront encore quand je les aurai rejoints. Il peut être -rassurant de s’arrimer à des scènes originelles, à des traumatismes fondateurs, mais dans mon cas il n’y a pas eu de révélation : personne ne m’a jamais assis pour m’apprendre la « terrible vérité ». Leur assassinat, j’en suis familier depuis toujours – il y a des vérités de famille comme il y a des secrets de famille.

Le petit garçon a grandi et n’a pas grandi. J’ai trente-huit ans, je suis père de famille. Ai-je encore la force de porter ces êtres dont je suis la projection dans le temps ? Ne puis-je nourrir leur vie de la mienne, plutôt que de mourir sans cesse de leur mort ? Mais Matès et Idesa Jablonka n’ont laissé derrière eux que deux orphelins, quelques lettres, un passeport. Folie que de vouloir retracer la vie d’inconnus à partir de rien ! Vivants, ils étaient déjà invisibles ; et l’histoire les a pulvérisés.

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