#Essais

Mon Amérique

Jim Fergus

Après Espaces Sauvages, Jim Fergus nous raconte ici six années de "pérégrinations par monts et par vaux" à travers les Etats-Unis. De la beauté grandiose et désolée des paysages de l'Utah aux terres sauvages du Nebraska, en passant par quelques savoureux récits de pêche à la mouche dans les rivières de l'Ouest, il évoque une Amérique à la fois mythique et terriblement concrète. Célébrant ainsi la nature, la pêche, la chasse, les animaux sauvages ou domestiques, l'amitié, la culture indienne, ou encore la cuisine, il nous livre les secrets d'un véritable art de vivre, qu'il partage volontiers avec des écrivains comme Jim Harrison ou Thomas McGuane.

Par Jim Fergus
Chez Le Cherche Midi

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Genre

Récits de voyage

Un bon compagnon de chasse
En général, j'aime les chiens, les miens et ceux des autres. Je les aime plus que je n'aime les gens, mais Jim Fergus, lui, est différent. J'ai la chance de l'avoir comme compagnon de chasse et j'ai encore plus de chance de l'avoir comme ami et, pour une fois, j'ai assez de bon sens pour en être conscient. Bien sûr, peut-être que je me trompe et que c'est le contraire. Peut-être qu'un bon compagnon de chasse est encore plus rare qu'un bon ami. Ça n'a pas d'importance, il est les deux à la fois.
La grande malédiction de ma vie a été de m'enticher des chiens d'arrêt, en particulier des grands braques allemands à la tête dure, qui s'évertuent à me briser le cœur en allant galoper au-delà de la ligne d'horizon, ou en se faisant tirer dessus par des connards et m'infligent les mille autres tortures que ces chiens réservent aux maîtres qui les aiment.
Quand un de mes chiens a fugué ou qu'il vient de mourir, c'est Fergus que j'appelle. C'est celui qui comprend le mieux la terrible et merveilleuse dépendance qui nous lie à ces bêtes. À quel point ils prennent de plus en plus d'importance au fil du temps, comment ils incarnent nos espoirs et nos rêves. Comment ils nous instruisent sur le fonctionnement de la nature et de la chasse. Comment chaque chien modifie son style et son caractère particulier pour s'adapter aux différents terrains de chasse et aux différents gibiers. Et tant pis si au départ le maître perçoit telle ou telle faiblesse dans la façon de chasser de certains chiens, il peut être sûr qu'avec l'âge et l'amour grandissant qu'ils nous portent et que nous leur portons, cette faiblesse deviendra une force. Qui sait où s'opère la transformation ? Le chien n'a rien fait d'autre que de nous aimer et de nous supporter. La transformation a lieu dans notre propre cœur. Nous avons d'eux un besoin grandissant, non pas pour qu'ils nous conduisent au gibier ou qu'ils nous aident à garnir la casserole, ni même pour le sport, mais parce qu'ils adoucissent nos cœurs mourants et trop durs. Quand le chasseur perd son chien, il se retrouve nu et désemparé. Il ne regardera plus jamais venir l'automne et la saison de chasse de la même manière. Jim est donc celui que j'appelle pour parler de ces choses-là quand elles arrivent.
Il y a deux ans j'avais perdu mon merveilleux et pourtant jeune Colter, un mâle robuste et vif, entièrement marron clair, champion de travail, dont l'éducation avait été un réel plaisir. Il dormait sur mon lit dans les motels quand nous voyagions, lové à côté de moi, sa tête posée sur l'oreiller. Un chien de rêve, pratique­ment sans défaut.
Quelqu'un avait abattu Colter, mais je ne le savais pas. Je n'ai retrouvé son corps que six mois plus tard. Dans cet intervalle j'ai réellement sombré, je m'enfonçais sous la surface du monde et m'éloignais chaque jour un peu plus. Jim avait réussi l'exploit de me maintenir la tête hors de l'eau. Pendant toute cette période d'abattement, il m'appelait régulièrement pour vérifier comment j'allais et s'enquérir d'éventuelles bonnes nouvelles (tout en sachant que si ça avait été le cas je l'aurais moi-même appelé depuis longtemps).
Colter avait disparu en septembre et, en octobre, sur les instances de Jim, j'acceptai de me bouger le cul et de traîner ma déprime jusqu'à l'est de l'État de Washington pour chasser avec un groupe d'amis : Jim, Doug Tate et Tom Crawford. Je n'avais pas le cœur à cela mais Jim avait insisté. Il voulait que je prenne mes jeunes chiens, des frères de Colter de deux ans ses cadets et que je me «soigne par la chasse».
Je savais que je ferais l'effet d'un éteignoir parmi cette joyeuse assemblée et Jim et les autres le savaient aussi. Ils m'invitèrent tout de même sachant à quel point j'avais besoin de prendre un nouveau départ. La saison passe très vite. Vous pouvez mettre au repos un cœur meurtri, mais pas un jeune chien en pleine forme. Nous campions tous les quatre dans un vieux chalet assez haut dans la montagne, avec tous nos chiens, épagneuls bretons, labra­dors, Betty la chienne qui ne chassait pas et les «frères Trouduc», Pointman et Superman, les deux sauvages braques allemands qui me servaient de chiens d'arrêt. Tous les matins nous partions en 4x4 pour chasser une espèce différente : les perdrix choukars le long des falaises de basalte et dans les pierriers ; les perdreaux gris dans l'étendue dorée des chaumes de blé; les cailles de Californie dans les chênes et les sumacs bordant le fond des vallons; et les gros faisans gavés de blé dans les collines et les hautes herbes. Notre ami Guy avait voulu se joindre à nous, mais en avait été empêché par des soucis de santé. Pour se faire pardonner, il nous avait envoyé une caisse de vin. C'est le geste qui compte avant tout, mais il faut mentionner qu'il s'agissait d'un vin excep­tionnel, bien supérieur à tout ce que nous aurions pu nous offrir nous-mêmes.
J'ai passé quelques jours avec eux dans les prairies et les montagnes, mais je ne revois qu'une mosaïque d'images et l'impression d'une morne et lente guérison. Je me souviens d'avoir souri et ri même quand il n'y avait en moi qu'une tristesse inson­dable. Je me souviens que Jim s'en rendait compte aussi mais ne disait rien. Il savait que la seule façon de s'en sortir était d'avancer. Je regardais Jim et les autres en pleine forme, insouciants et ne pensant qu'à faire chasser leurs chiens. Une vraie vie de chasseur. La nature, si belle en octobre pour la chasse, que certains jours, à certains moments on ressent comme une transcendance, comme si votre corps quittait son enveloppe de peau.
Je garde le souvenir d'un beau rapport de Superman sur un perdreau gris, alors que les autres chasseurs se tenaient sur une falaise à soixante mètres au-dessus de nous et nous regardaient comme des spectateurs dans des gradins. Une température très chaude, vers les trente degrés, quinze minutes de recherche et les autres là-haut qui commençaient à dire que ce perdreau n'était plus là. Superman avait pisté l'oiseau dans les hautes herbes puis l'avait arrêté un moment et s'en était emparé pour me le rapporter.
S'arrêter pour manger des prunes sauvages dans un verger abandonné près des ruines d'une maison de pionniers. Chasser la caille dans la flamboyance rouge et or des arbres au fond des vallons. Le pas des chasseurs qui claque sur les galets. Les cailles qui se lèvent et s'envolent dans tous les sens, qui montent et qui descendent comme sur un manège, qui passent la voûte des arbres, tels de petits oiseaux de cirque. Les petits nuages de fumée bleue qui sortent des canons de fusil. Quelques cailles qui tombent, mes chiens qui poussent d'autres compagnies trop loin devant nous, le bruit d'envol d'oiseaux qu'on ne verra jamais, le bruit d'un chien qui jappe ou gémit au loin. Et personne qui ne dit mot, personne qui ne se pose de question. C'était ainsi que les choses se passaient certains jours et même assez souvent...
Un soir, percevant peut-être mes tristes pensées au sujet de Colter, Jim fit un commentaire à la cantonade :
«Vous savez, j'ai l'impression qu'il vaudrait mieux que ce soit le contraire, mais je n'arrive jamais à me souvenir des erreurs de mes chiens et de mes beaux coups de fusil. C'est toujours leurs belles actions de chasse et mes lamentables loupés qui me reviennent à l'esprit. »
Cela m'a semblé, et me semble toujours, incarner parfaitement l'élégance du chasseur qui met en avant la terre, les chiens et le gibier plutôt que ses propres exploits.
Tous ces chiens, tous ces amis. Pas un oiseau perdu en cinq jours. D'excellents dîners tous les soirs. Propos de livre de chasse bien sûr. Et mon Superman brun (on aurait dit, en plus costaud, le fantôme de Colter) collé après les perdrix dans un chaume doré sous un ciel d'orage pourpre. Et ce paysage qui me réconfortait, et mon chien en arrêt sur les perdreaux comme statufié, sculpté dans la pierre. Alors, je me sentis apaisé tandis que ma tristesse semblait se dissoudre. Et puis Jim arriva et me félicita pour mon chien.
C'était le jour où Doug Tate avait réussi à prendre un oiseau de chacune des espèces présentes dans la région. Il avait eu son perdreau à quarante mètres grâce à la lumière de l'orage et alors que le soir tombait. Nous étions déjà tous assis sur le hayon du 4x4 et nous regardions la fin du jour, non plus comme des partici­pants à la chasse, mais comme le public. Ce que j'essaie d'exprimer avec ces souvenirs c'est qu'avec un bon ami, un bon compagnon de chasse, faire ou regarder faire à la même valeur. Et il n'en va pas ainsi pour beaucoup d'autres choses dans ce monde.
Je me souviens d'une chasse à la grouse que j'avais faite avec Jim dans le Yaak, ma région pluvieuse et neigeuse dans le nord-ouest du Montana. C'était à l'époque de Colter. Nous avions chassé trois bonnes heures sous une pluie glacée ininterrompue, au milieu des feux follets de vapeur et des brumes montant des bois trempés. On voyait Sweetzer, luisante comme une motte de beurre, se mouvoir entre les troncs sombres, tandis que Colter restait presque invisible même lorsqu'il était près de nous ce qui n'arrivait pas souvent. Nous avions trouvé environ trois oiseaux durant ces trois heures et un seul coup de fusil avait été tiré, un vrai loupé. J'avais enroulé mon vieux fusil dans une serviette, puis j'avais attendu en observant Jim avec plaisir et admiration tandis qu'il terminait le démontage et le nettoyage complet du sien. Je le voyais passer et repasser un chiffon huilé sur toutes les pièces et remettre l'ensemble dans la jolie mallette contenant son fusil démonté. Une fin bien propre pour une journée un peu désordonnée, avec nos chiens mouillés, boueux et heureux qui tournaient entre nos jambes en remuant la queue tandis que la pluie continuait de tomber. J'essaie d'apprendre de Jim comment être méticuleux, mais c'est assez dur. La façon dont il prend grand soin de ses chiens bien-aimés, comment il inspecte leurs pattes après la chasse, la manière dont il cherche à savoir s'ils ont soif ou faim. J'essaie d'en prendre aussi de la graine. J'ai un peu trop tendance à pousser à bout mes chiens, mon équipement, moi-même. Trop fort, sans ménagement, sans mesure. Toujours à pousser.
Donc j'espère que c'est bien clair, Jim prend normalement soin des choses. Et il est bien élevé. Mais pour dire la vérité il va même parfois au-delà du «bien élevé». Je n'oserais jamais employer le terme «coincé». Il est courtois et plein de sollicitude, même pour les pires trouducs, jusqu'à un certain point. Mais quand ce point est franchi, mes amis, malheur à l'agresseur qui se fera remettre à sa place par une douloureuse pique verbale. Jim réussira toujours à faire l'observation la mieux sentie pour obtenir une effica­cité brutale. Mais bon, il est très bien élevé. Ça me fascine et ça m'emplit d'admiration.
Les cocktails faisaient leur apparition dès le soir tombé. Ils font partie de la mécanique de la chasse aussi sûrement que les éjecteurs font partie d'un fusil ou que les pinces hémostatiques d'un gilet de pêche. Un composant du «chaque chose à sa place». Mais il est une chose que Fergus ne vous dira pas dans ses histoires : c'est que tous les matins, à l'intérieur de la coque brillante de sa caravane Airstream, dans ce navire des rêves ordonnés, dans ce vaisseau qui a transporté Sweetzer, le labrador au cœur d'or, Betty la douce et tendre non-chasseuse, et maintenant l'impertinent, le talentueux et génial, Henri, le continuel lécheur de bas-ventre - le sien, pas celui des autres. Et Jim qui prend au petit déjeuner, depuis des milliers de kilomètres et de nombreuses années, des céréales pour enfants. Des Honey Nut Cheerios. Chaque matin, c'est immuable. Il se lève tôt, sort les chiens, fait le café, lit ou travaille un peu et se prépare une assiette de Honey Nut Cheerios. C'est sa routine, quelle que soit la saison ou l'endroit où il chasse. Personne n'est parfait. Il y a toujours un vice caché ou un secret.
En lisant ses nouvelles, par exemple quand il décrit une chasse dans le Nebraska, où les chasseurs utilisent des mules pour suivre les chiens et les oiseaux dans les grandes herbes des vallons, vous pourriez penser qu'on a là un homme fondamentalement origi­naire des grands espaces de l'Ouest. Mais quand on arrive à une partie de pêche dans les eaux brunes et troubles du Sud (qu'il adore), soudain vous penserez avoir fait fausse route et vous vous dites que cet homme appartient en réalité aux marais et aux pinèdes. Mais très vite vous comprenez. L'important n'est pas le paysage, mais l'homme et ce qu'il ressent. Et Jim est un homme intensément amoureux de la vie. Doucement, progressivement, nouvelle après nouvelle, vous saisissez ce qu'il y a de non-dit derrière les mots, son regret de voir le temps filer, les paysages rétrécir et les valeurs humaines régresser. Vous comprenez qu'il fait toujours passer les autres avant lui, qu'il a du respect et de la considération pour ses amis, pour le gibier qu'il chasse, pour ses chiens et pour la terre où tout cela se déroule.
Vous vous rendez compte aussi qu'il y a de moins en moins de temps et d'espace pour vivre dans l'harmonie à laquelle il aspire et dans le respect du code de bonne conduite que les étoiles avaient fixé à sa naissance. L'automne cependant est sûrement la saison où il a les meilleures chances d'y arriver. Peut-être que l'on reconnaît le bon compagnon de chasse au fait qu'on n'est pas obligé de chasser toujours, ni même souvent avec lui. Lorsque vous avez un ami de cette classe, vous pouvez avoir vent d'une chasse qu'il a faite seul de son côté, ou ailleurs avec d'autres et en partager à distance le plaisir et les moindres détails. Vous pouvez imaginer la pluie qui tambourine sur le toit de l'Airstream, les chiens qui somnolent et l'homme qui lit à la lueur d'une torche électrique. Vous pouvez imaginer l'odeur du café du matin, voir les chiens qui s'éveillent, les vieux un peu raides, mais pleins de souvenirs et les jeunes un peu fous, pleins de fougue et avides d'aller conquérir le monde. Vous pouvez imaginer le monde sauvage qui attend de jouer pleinement son rôle et cet homme qui marche prêt à l'affronter, jour après jour dans un immense respect, attentif à tout et plein d'émerveillement.
Vous verrez. Les pages qui suivent sont aussi vivantes que la vraie vie et vous aurez l'impression d'y être.

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05/09/2013 302 pages 20,00 €
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