#Polar

Je tue il...

Didier Daeninckx

1945 : Nouvelle-Calédonie. Les Américains, après trois années de guerre victorieuse contre le japon, démontent leurs bases militaires et laissent à la population, Canaques comme Caldoches, des tensions qui s'exacerbent. C'est le moment que choisit René Trager, écrivain célèbre lassé des hypocrisies parisiennes, pour débarquer sur l'île. Viviane, une jeune femme, fille de propriétaires terriens, tombe instantanément amoureuse de cet homme distingué dont on ignore finalement tout. Elle en perd la tête. Elle ne sera pas la seule... Une histoire comme celle-là, basée sur des faits réels et racontée par Daeninckx, prend la force des récits mêlant réalité et fiction, vérités historiques et parcours individuels. Elle se savoure encore plus, à la lumière des postfaces, lorsque l'on sait l'histoire réelle étonnante qui présida à la naissance de ce livre...

Par Didier Daeninckx
Chez Editions Gallimard

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Genre

Policiers

 

 

 

CHAPITRE 1

 

Une Stud bleu clair

 

 

« Il », c’est toujours ainsi que mes parents l’ont appelé, de son vivant. Pas une fois, je ne les ai entendus prononcer les deux syllabes de son prénom, René, et encore moins celles de son nom, Trager. Mon père n’en manquait pas une, à propos d’Il, d’autant qu’ils avaient le même âge. Une semaine avant la mort de René, ce dont personne ne pouvait se douter, il s’en était pris à moi.

— Tu ne penses pas qu’Il aurait pu faire un effort et se raser pour l’anniversaire de ta mère ? Je sais bien qu’Il travaille toute la nuit, et quand je dis « travaille », je suis gentil... Enfin, Il se muscle au moins les yeux à passer sa vie sur les bouquins. Je ne sais vraiment pas ce que tu lui trouves, Viviane. Moi, tu veux que je te dise : Il me sort par les trous de nez !

« Il » par-ci, « Il » par-là. Au début, je faisais front, je vantais sa gentillesse, sa patience, le courage qu’il avait eu d’abandonner une vie faite de mondanités et d’honneurs pour se réfugier dans un village de brousse perdu à deux heures de piste de Nouméa. Un « Il » au milieu d’une île. Un jour, je leur avais même lu, en son absence, les premiers vers du brouillon d’un poème trouvé sur sa table de nuit, et qui m’était dédié :

Je veux être pour toi

Un orage boréal

Ce que nul n’a été

Un palais de regards

Une galerie des glaces

Je veux être pour toi

Pour qu’enfin je sois moi

Le miroir dans lequel tu te vois.

Mon père en avait détruit tout le charme, au moyen d’une de ces répliques dont il a le secret.

— Je ne voudrais pas être méchant, mais j’ai l’impression qu’il est sacrément piqué, ton miroir... Et à propos de « galerie », je n’en vois qu’une : celle que tu amuses !

Je n’étais pas parvenue à réprimer mes sanglots. Les larmes avaient roulé le long de mes joues puis éclaté sur le papier, délayant l’encre bleue des mots que j’avais inspirés. J’étais allée me réfugier dans la forêt de banians, au cœur du labyrinthe des racines aériennes, là où je venais apaiser mes colères d’enfant. Ma mère m’y avait rejointe. Je l’avais laissée me consoler, du moins le croyait-elle, alors que chacune de ses phrases, en multipliant les « il », piquait comme une aiguille.

— Tu connais ton père... Il a toujours été comme ça, ce n’est pas méchant. Il plaisante à propos de tout. Et là, c’est rien. Si je te racontais l’enterrement de tante Amélie, tout le monde était plié de rire derrière le corbillard, à cause de lui, plus un fou rire devant le trou béant... On n’a pas revu la famille pendant un an. Allez, mouche-toi... Il faut regarder les choses en face, ma petite fille. Je ne suis pas à cheval sur les principes, mais ça ne se fait pas de venir chez les gens sans s’être donné la peine de se laver et de se passer un coup de peigne. J’avais honte de voir la manière dont les Barentain le regardaient. Surtout elle qui va chaque semaine se faire épiler à Mont Coffyn ! Il nous fait porter la honte. En plus, Il n’arrête pas de nous snober avec ses souvenirs de cocktails parisiens... Je voudrais bien savoir s’Il aurait eu autant de succès, dans les salons littéraires, avec cette tenue débraillée...

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16/02/2006 121 pages 7,00 €
Scannez le code barre 9782070321063
9782070321063
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