#Roman étranger

Sur les jantes

Thomas McGuane

" Je suis Berl Pickett, le Dr Berl Pickett. Mais je signe chèques et documents "I. B. Pickett", et il faut sans doute que je m'en explique. Ma mère, une femme énergique s'il en fut, ardente patriote et chrétienne évangélique, choisit mes prénoms en l'honneur du compositeur de God Bless America. C'est ainsi que je m'appelle en réalité Irving Berlin Pickett, et que je suis parfaitement conscient du caractère ridicule de mon nom. Mon père aurait préféré "Lefty Frizzell Pickett", et c'eût été encore pire. En tout état de cause, mon nom, comme ma vie même, a quelque chose d'une reprise, d'un emprunt, difficile à contester. " Sur les jantes est sans doute le roman le plus tendre, le plus subtil de Thomas McGuane depuis longtemps. Berl Pickett est médecin à Livingston, petite ville du Montana. Il y mène une vie plutôt calme jusqu'au jour où, pensant venir en aide à l'une de ses amies, il s'efforce de camoufler sa tentative de suicide. C'est le début d'une série de péripéties complexes puisque, lorsque cette dernière succombe à ses blessures, il devient le principal suspect, se voit interdit d'exercer et encourt le risque d'être poursuivi pour non assistance à personne en danger. Disposant désormais de beaucoup de temps libre, Berl reprend son activité antérieure : peintre en bâtiments. Entre les missions qui lui sont confiées, il a tout loisir pour se replonger sur son passé et se remémorer les événements qui ont marqué son passage à l'âge adulte : comment, à l'âge de 14 ans, sa tante l'a initié à la vie amoureuse en se chargeant de lui apprendre les choses de la vie ; le comportement de sa mère, profondément conditionné par ses croyances : " Sa religion avait entouré ma mère d'une impénétrable réalité, et la guerre avait eu le même effet sur mon père. J'éprouvais le sentiment qu'au fond j'avais toujours été seul depuis ma naissance. " ; le médecin qui, très tôt, a repéré le potentiel en lui et grâce auquel il a trouvé sa voie professionnelle ; les aventures qu'il a eues avec quelques femmes : Jocelyn, une pilote aux activités suspectes dont il s'est pris de passion, et une collègue, Jinx Mayhall, beauté tranquille qui le déconcerte par les questions insidieuses et sans motif qu'elle lui pose incessamment : " Elle soupirait sans arrêt et paraissait troublée. Finalement, elle tendit la main et prit la mienne. J'aurais du mal à décrire ce que je ressentis : le souffle coupé, je fixai droit devant moi les collines désertes couvertes d'armoise. Elle me lâcha la main et reposa la sienne sur le volant. Je lui demandai à quoi elle pensait et elle répondit : "Au car de ramassage scolaire". " ou encore : " C'était dommage, parce que j'étais un homme de nature affectueuse qui tombait facilement amoureux, et j'aurais pu connaître des expériences enrichissantes si je ne m'étais pas constamment méfié aux moments les plus agréables. " Face aux manœuvres vengeresses du directeur administratif de la clinique où il travaille, l'accusation qui pèse sur lui de non assistance à personne en danger, les activités louches et inquiétantes de l'aviatrice, et surtout les conséquences d'une affaire où il a poussé au suicide le mari assassin d'une de ses patientes, Berl, poursuivi par la calomnie et abandonné par presque tous ses collègues et amis, s'efforce de prendre de la distance vis-à-vis des différentes épreuves de son existence. Entre comédie et tragédie, McGuane ancre son récit dans une région qu'il connaît bien pour l'avoir lui-même traversée, ce qui lui permet de mettre l'accent sur les décalages au sein d'une société disparate et moderne où l'on réalise que son héros est coupé du monde, qu'en voulant prendre un avion le 11 septembre 2001 ce n'est que lorsqu'il arrive à l'aéroport qu'on lui dira que les vols sont suspendus. Si la satire des égoïsmes est partout présente, le rire le dispute à l'émotion, comme toujours chez McGuane, exprimée en demi-teintes, mais néanmoins palpable.

Par Thomas McGuane
Chez Christian Bourgois Editeur

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Genre

Littérature étrangère

Je suis Berl Pickett, le Dr Berl Pickett. Mais je signe chèques et documents « I. B. Pickett », et il faut sans doute que je m’en explique. Ma mère, une femme énergique s’il en fut, ardente patriote et chrétienne évangélique, choisit mes prénoms en l’honneur du compositeur de God Bless America. C’est ainsi que je m’appelle en réalité Irving Berlin Pickett, et que je suis parfaitement conscient du caractère ridicule de mon nom. Mon père aurait préféré « Lefty Frizzell Pickett », et c’eût été encore pire. En tout état de cause, mon nom, comme ma vie même, a quelque chose d’une reprise, d’un emprunt, difficile à contester. En fait, j’ai appris peu à peu à me réjouir de mon sort en évoluant parmi mes congénères, bien souvent prisonniers de leur foyer, de leur métier, de leur famille… et de leur nom ! Mon vénérable collègue, Alan Hirsch, alpiniste et cardiologue, m’appelle « Irving », et toujours avec un léger gloussement. Quand j’arrivai dans notre clinique après avoir travaillé comme interne dans les Services de santé indiens, le Dr Hirsch m’expliqua que je ne pourrais me targuer du titre de médecin que quand j’aurais mis au monde des bébés pour la joie mitigée de jeunes parents ambivalents, ou appris à des vieillards à accepter les grotesques transformations liées au grand âge. Je ne suis toujours pas sûr qu’il ait eu raison, mais je me déclare d’accord avec l’idée que j’ai fait du chemin, et, depuis quelque temps, je me suis mis à me demander comment tout cela s’était produit.

L. Raymond Hoxey s’était acheté une vieille demeure à Livingston, Montana, et avait transformé le deuxième étage en un superbe appartement dont les fenêtres donnaient sur les monts Absaroka. Le premier abritait sa collection d’estampes, de véritables archives avec humidificateurs et contrôle de la qualité de l’air. Le rez-de-chaussée était divisé en deux petits mais confortables appartements, dont l’un était occupé par son assistante, Tessa Larionov, et l’autre, loué pendant l’été à un spécialiste de l’histoire du textile attaché au Metropolitan Museum de New York, mais pêcheur de truites à ses heures perdues.

Le jour où l’historien en question rendit l’âme, je suivais encore l’enseignement préparatoire aux études de médecine et je faisais des travaux de peinture pour subvenir à mes besoins. J’emménageai alors dans l’appartement laissé libre. Si l’on reconnaît la différence entre naïveté et innocence, je dirais que j’étais alors complètement naïf. Mes parents habitaient à quelques kilomètres, mais nous ne nous entendions pas, et j’avais besoin d’un peu de distance, même si ma mère était malade et qu’elle tenait souvent des discours délirants sur Dieu. Il y a dans le monde pas mal de versions de Dieu, mais celui de ma mère était résolument un type, et même un assez sale type. Comme beaucoup de ceux qui voulaient s’inscrire en médecine, je comptais bien devenir riche un jour, mais pour l’instant c’était loin d’être le cas : je n’étais qu’un pauvre peintre en bâtiment – au chômage et prêt à accepter n’importe quel chantier – et, malgré tous les signes annonciateurs de l’inverse, je craignais bien de le rester toute ma vie, tandis que je faisais du porte-à-porte en promenant ma palette d’échantillons d’une maison indifférente à l’autre. Je ne décris pas ici un léger sentiment d’inquiétude face à l’avenir : selon tous les critères raisonnables en vigueur, j’étais en train de devenir fou.

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trad. Marc Amfreville
05/01/2012 494 pages 23,00 €
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