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Le luxe, les Lumières et la Révolution

Audrey Provost

De sa réhabilitation par Voltaire dans son scandaleux poème du Mondain à son utilisation dans les pamphlets pré-révolutionaires, le luxe est l'un des sujets les plus brûlants, les plus débattus du siècle des Lumières. D'innombrables auteurs, petits ou grands, se sont interrogés sur cet objet futile et sulfureux qui leur permet de parler de tout : des arts et des sciences, des femmes et de la confusion sociale, du bonheur et des inégalités, du progrès ou du déclin de l'esprit humain. Alors que la monarchie a cessé d'édicter des lois somptuaires, alors que le discours de l'Eglise est marginalisé, des écrivains s'érigent en juges, en avocats et en législateurs de la "culture des apparences". Ce faisant, ils s'adressent à l'opinion publique et proclament haut et fort les nouveaux pouvoirs de l'écriture : l'affrontement autour du luxe met en jeu les compétences et la légitimité des hommes de lettres à fixer des valeurs communes, en concurrence directe avec le pouvoir royal. Au coeur de cette effervescence polémique, nous croisons les figures attachantes de ces petits polygraphes, ces "Rousseau des ruisseaux" qui tentent de prendre place dans la République des lettres ; nous faisons connaissance du "serial publicateur" que fut le chevalier du Coudray ; nous apprenons comment écrire un livre sur le luxe, à la manière d'un Rabelleau ; nous suivons la lutte entre Butel-Dumont et ses contradicteurs pour changer le sens du mot, et inventer des adjectifs et des étymologies transformées en autant de munitions dans cette guerre de libelles et de pamphlets. A la fin des années 1780, les fastes de la monarchie ont cessé d'éblouir et le luxe de Marie-Antoinette, "l'Autrichienne", est devenu, sous la plume acérée des pamphlétaires, une arme politique redoutable, car ce débat foisonnant a aussi contribué au changement de culture politique qui mène à la Révolution.

Par Audrey Provost
Chez Champ Vallon Editions

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Genre

Histoire de France

 

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

 

Le siècle des Lumières fait figure de siècle du luxe. Un élan économique général diffuse alors de nouveaux modes de consommation et répand plus largement des produits longtemps réservés à de petites minorités, vêtements, bijoux, meubles ou vaisselle. Dans des couches de plus en plus nombreuses de la population urbaine, le luxe s’installe, adapté à toutes les bourses sous les formes que les historiens ont appelées populuxe, semi-luxuries ou encore demi-luxe1.. Ces mutations matérielles s’accompagnent de profondes transformations sociales et culturelles. On assiste à la naissance et au développement d’une première société de consommation, qui voit Diderot jeter, même si cela ne va pas sans regrets, sa vieille robe de chambre2.. De nouveaux rapports aux objets transforment les sensibilités collectives, en même temps qu’ils modifient les valeurs morales et sociales. Le luxe se déploie dans les espaces en expansion de la vie privée et de l’intimité, notamment les boudoirs ; il sollicite les sens, renouvelle les goûts et invente des besoins inédits. Cet élan du luxe vient ainsi conforter l’image du dix-huitième siècle comme celui d’un nouvel art de vivre, qui combine l’amour du plaisir et de la sociabilité, que ce soit avec la diffusion du chocolat, le succès du thé et de ses cérémonies ou encore d’autres plaisirs que ceux du palais, le luxe s’offrant aussi comme décor au libertinage du siècle3..

Le luxe apparaît donc comme inséparable des Lumières, dans leur affirmation de nouvelles valeurs et de nouveaux plaisirs, à rebours des esprits chagrins, ancrés dans des manières rétrogrades de penser le bonheur et la liberté.

Ce siècle des progrès du luxe est justement celui de sa vigoureuse mise en débat. Tout comme le bonheur, la défense du luxe est alors une idée neuve en Europe. À une critique quasiment unanime succède un ensemble de discussions contradictoires comme jamais auparavant et comme jamais depuis. Moment décisif, la querelle des années 1730 autour de Mandeville en Grande-Bretagne et de Melon et Voltaire en France fait circuler les arguments de ceux qui entendent mettre à bas la conception morale et chrétienne du luxe. Le débat se prolonge tout au long du siècle, sous la plume de quelques-uns de ceux que la postérité a consacrés comme les grands auteurs des Lumières, de Montesquieu à Diderot, en passant par Condillac ou Helvétius. Si Rousseau se pose en contempteur des progrès des arts, des sciences et du luxe, la plupart s’emploient à en proposer une vision renouvelée : en quittant le discours théologico-moral, le luxe se trouve réévalué et ses effets positifs reconnus.

Cette réhabilitation du luxe est l’un des coups portés par les Lumières à l’édifice intellectuel de l’Ancien Régime. Elle en fait un sujet emblématique, objet d’un de ces grands débats qui mettent aux prises les philosophes avec les tenants de l’ancien ordre des choses. La Révolution s’inscrit sur ces nouveaux horizons dégagés par l’élan conjoint des progrès du luxe et de sa défense, symbole redoublé du passage de l’ancien au nouveau monde. Dans ce tableau séduisant, ceux qui s’obstinent à critiquer le luxe n’ont que bien peu de place, renvoyés du côté des censeurs retardataires, de ceux qui n’ont pas compris le sens de l’histoire.

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20/11/2014 272 pages 24,00 €
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