#Roman francophone

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Franck Magloire

Un homme de trente ans est plongé dans un coma profond depuis six semaines. Au cours d’une journée de novembre rythmée par de soudaines chutes de neige, six personnes, proches parents de la victime et simples anonymes, s’interrogent sur ce drame qui les réunit. Ce n’est pas la figure de l’absent qui importe ici, mais ce qu’elle révèle d’ombre et de lumière chez ceux qui sont présents autour de lui. Au-delà de l’événement que tous traversent avec plus ou moins d’implication et de force, chacun se trouve aussi dans un coma personnel dont il devra se réveiller pour faire face à lui-même, aux autres, à la société contemporaine et à tout ce qui constitue notre présent.

Par Franck Magloire
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature française

Il faut que je sorte de là, se répète-t-il, sans reconnaître le son de sa propre voix. S’il peut sentir les battements de son cœur et les gifles du vent sur son visage et sur sa nuque, il a les cheveux plus épais qu’à l’ordinaire et étonnamment courts. Il ne les a pas eus taillés de cette façon depuis ce temps où on tondait les gosses pour leur éviter la prolifération des poux, et comme pour prolonger aussi, sans le vouloir, dans une sorte de commémoration inconsciente plutôt, les heures sombres de l’Histoire toute proche.

Accroche-toi aux ridelles du camion, si tu ne veux pas qu’on te ramasse à la petite cuillère ! Une voix l’apostrophe. Il n’en distingue pas les traits du visage dans la pénombre ; une nuque tout au plus, éclaboussée par la lumière de pleine lune, fraîchement dégagée elle aussi et parsemée de ces petites rougeurs typiques d’une peau trop blanche.

Le camion serpente sur une piste poussiéreuse, au cœur d’une forêt de chênes-lièges qui s’évertuent à pousser sur le grès ou le schiste. Ce pourrait être une chaîne de montagnes française, du côté de la Savoie ou d’ailleurs, mais l’air y est tel qu’il assèche la bouche et engourdit le moindre de ses gestes. Il peut à peine bouger, et n’en a pas la force de toute façon. Il a une envie irrépressible de se coucher là, à mêmele plateau du camion, qui continue de cahoter en tous sens. Sa bouche, son nez sont aussi arides que ses yeux, qui peu à peu se ferment.

Encore un qui n’a pas supporté la piquouse! Il a gobé trop de Dramamine pendant la traversée ! Il perçoit les mots confusément, veut résister mais ses yeux se ferment. Et la voix d’ajouter : Ici c’est quand même la France. Il sombre. Et la voix de conclure, lointaine, indifférente : Tu croyais peut- être aussi qu’on allait t’offrir le sable et les palmiers ?

On lui tape sur l’épaule pour le féliciter ; on lui remet une grosse enveloppe en lui souhaitant le meilleur et une belle lune de miel sous les tropiques. L’affichette publi- citaire est pliée avec soin dans l’enveloppe et cachée sous l’épaisse masse de billets, des Pascal tout neufs. Il tremble en la dépliant. Les couleurs sont criardes et employées par tons juxtaposés, presque fauves. Des palmes, des orchidées, une guitare et des oiseaux exotiques décorent avec kitsch un paquebot au mouillage dans la nuit tropicale. Une très jeune femme, dont il ne distingue que la silhouette, flâne sur le pont. Des œillets de cuivre doré ouvrent leurs petits hublots sur son pantalon en toile orange. Elle regarde avec insistance dans sa direction, un large sourire aux lèvres, puis se détourne vers le large.

Elle s’approche enfin, vient tout près. Il peut sentir l’in- candescence de sa peau et la note subtile de cyclamen dans son cou. Il la voit mieux à présent, la voit comme elle était à l’époque, avec ses yeux immenses et veloutés de mascara, comme si on avait incorporé des fragments de soie à ses cils pour les rallonger. Il n’a jamais connu d’autre femme avant elle. Ni lui ni elle n’ont pris le temps de se déshabiller, et il plonge en elle pour la première fois, et il peut sentir ses longs cils lui caresser le front puis les joues. Dans l’obscurité de leur cabine qui tangue au rythme de ses légers tressaille- ments et de la douceur de sa voix, il peut l’entendre lui mur- murer à l’oreille : C’est un secret de femmes.

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05/01/2012 251 pages 18,80 €
Scannez le code barre 9782021054705
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