#Roman francophone

Belle famille

Arthur Dreyfus

"Macke se dirigea vers la cuisine pour chercher un couteau à pointe fine. Comme s'il était surveillé, il s'interdit la lumière. L'obscurité ne faisait pas disparaître les formes, mais les couleurs. Est-ce ainsi que voyaient les gens dans les vieux filins ? L'enfant ouvrit le tiroir à ustensiles". Ensuite un peu de bruit, et beaucoup de silence.

Par Arthur Dreyfus
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

Je ne crois pas en la vérité. Comme l’esprit humain, elle a ses humeurs. Elle a son humour. On pense la tenir par une extrémité. De l’autre elle se dérobe, pour nous contraindre à rêver. L’écrivain ne fait rien d’autre que cela : rêver la vérité. À sa mode il la tourne ; comme le caramel mou confectionné par des tabliers blancs sur les marchés de Bretagne.

 

La matière première du romancier ne colle pas aux molaires. Elle flotte autour de lui. Ce sont des larmes. Ce sont des lignes. Celles, presque invisibles, d’un canard de province. Celles, trop imposantes, des colonnes nationales.

 

Magritte a peint un homme qui observe un œuf, et qui peint un pigeon. C’est de cet œuf que, précautionneusement, je me suis saisi. Je l’ai désempli. Dedans j’ai versé un jus neuf.

 

Comme l’homme au pigeon, je n’ai abouti qu’à l’un des modes possibles de la réalité. Entre mille milliards. Excepté les rayons du soleil et le bruit que donne la mer, un rapide calcul de probabilités m’incite subséquemment à confesser que tout est faux. Qu’hormis ma coquille de départ, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être attribuée qu’à ce que Louis Aragon dénomma les droits imprescriptibles de l’imagination.

 

L’écrivain n’est jamais fidèle à la vérité. Il lui préfère sa petite sœur, la vraisemblance. Qu’on lui pardonne cette allégeance — car il faut convenir qu’un brochet, qu’une vipère, ou qu’un goéland se logent plus commodément dans un œuf que trois cent trente-trois tigres du Bengale.

 

A. D.

 

 

 

 

 

1

 

 

Granville est située au bord de la Manche à l’extrémité de la région naturelle du Cotentin, elle ferme par le nord la baie du Mont-Saint-Michel et par le sud la côte des havres. Jadis la ville était fameuse pour son port morutier, devenu le premier port coquillier de France. On pourrait dire sans risque de se tromper qu’au moins le mitan du quinze millier de Granvillais tire bénéfice, de près ou de loin, du négoce des fruits de mer. Malgré cela, la plupart d’entre eux rechignent encore à se sustenter de coquillages (peut-être par peur de mordre la main qui les alimente). On ne compte plus les visiteurs de passage qui se sont frottés à cette énigme — dont la simple évocation suscite immédiatement, et pour une raison inconnue, de la gêne, un malaise, voire de l’animosité.

 

De pente très faible, l’estran de la côte granvillaise permet à des marées de plus de quatorze mètres de monter. Au début du siècle, et à plusieurs reprises, des enfants partis à la chasse aux palourdes ont laissé leurs familles en deuil. Si de tels drames ne sont plus à déplorer depuis quelques décennies, les propagandes maternelles n’ont fait que s’accroître, au point d’engendrer des générations hantées par un même cauchemar immense et salé. À l’école municipale, la leçon de Sergine Frêle sur le mouvement des marées prend chaque année la forme et la solennité d’un avertissement.

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05/01/2012 238 pages 17,90 €
Scannez le code barre 9782070136537
9782070136537
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