Lundi 13 juin
– Montre, montre, montre !
S’il y a bien une chose – et une seule – plus grande encore que ma curiosité, c’est mon amour pour les fringues. Alors, quand Maggie, toujours aussi élégante avec sa chemise blanche sans manches et son short noir, a débarqué chez Zoe samedi soir les bras chargés de paquets, je lui ai sauté dessus avant qu’elle ait eu le temps de dire ouf.
– Tu risques d’être déçue. Il n’y a rien de très exciting là-dedans… a-t-elle fait d’un geste nonchalant, en déposant le tout par terre. Devant ma mine intriguée, elle a cru bon de préciser :
– Un pantalon noir strict, trois blouses dans des tons neutres et des escarpins nude. La panoplie parfaite de la petite stagiaire en droit… Mais c’est sûr que je ne risque pas de gagner le prix de la mode cet été !
– Oui, mais tu as de la chance : ça t’a fait une excuse toute trouvée pour faire du shopping… J’ai déjà posé la question à Simon, et, chez Black Carpet Productions, je peux arriver en jean, en baskets même, ils s’en fichent !
– Oh, on te connaît, Violet, tu arriveras bien à trouver le moyen d’aller dévaliser les boutiques, que tu en aies « besoin » ou pas !
Claire avait passé la porte de la cuisine avec un grand plateau débordant de tous les plats thaïlandais dont nous raffolions. Bien sûr, aucune de nous n’avait passé trois heures derrière les fourneaux… Non, notre dîner était arrivé dans de petites boîtes en carton dix minutes plus tôt, livré chez Zoe par le restaurant thaï du coin.
– Zoe ! ai-je crié en direction du bureau de son père. Tu viens ? On meurt de faim, nous !
Zoe s’y était éclipsée quelques minutes plus tôt, suspendue au téléphone avec Jeremy.
– Ces deux-là sont vraiment inséparables. Déjà qu’ils passent tout leur temps ensemble, il faut en plus qu’ils s’appellent trois fois par jour… Je me demande comment ils vont faire quand Zoe sera partie en colo la semaine prochaine…
C’était plus fort qu’elle. Claire se faisait souvent du souci pour les autres, même si tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes entre nos deux amis.
– C’est toujours mieux d’être séparée de son petit copain pendant quelques semaines que de ne pas avoir de copain du tout !
La remarque de Maggie, peut-être un peu plus cassante qu’elle ne l’aurait voulu, est restée en suspens pendant quelques instants.
– Tu as raison, Maggie. On n’arrête pas de se plaindre, mais on devrait penser un peu plus à toi…
– Enfin, bon, je n’ai pas non plus besoin de votre pitié !
J’ai lancé un regard furtif à Claire, ne sachant pas vraiment comment rebondir. C’est tout moi, d’aborder un sujet aussi délicat !
– Il ne s’agit pas de pitié ! On voudrait juste que tu sois heureuse, comme nous, c’est tout.
– Et puis, qui sait si tu ne vas pas rencontrer un charmant jeune homme chez Gilbert & Evans ? Jeremy et toi ne serez pas les seuls stagiaires… a poursuivi Claire, avec un ton plein d’espoir.
Pour toute réponse, Maggie a levé les yeux au ciel.
– Il y aura peut-être des mecs mignons autour de moi. Et je ne manquerai pas de te les présenter…
La grimace de Maggie aurait dû suspendre mon élan, mais, de toute évidence, je n’ai pas saisi le message.
– Ne t’inquiète pas, Maggie, on va te trouver un garçon super d’ici la fin de l’été. On s’y mettra toutes s’il faut !
– Oui, cet été, c’est le tien autant que le nôtre, a rajouté Claire. Il y aura un garçon dans ta vie d’ici la rentrée, j’en suis sûre !
Soudain, les joues de Maggie, d’ordinaire assez pâles, se sont empourprées. Elle a détourné le regard. Puis, elle a pris une grande inspiration avant de laisser éclater sa colère.
– Mais laissez-moi tranquille, à la fin ! Vous vous croyez meilleures que moi parce que vous êtes amoureuses ? Vous pensez que je rêve de vous ressembler à tout prix ? Que je suis jalouse ? Mais je n’ai pas besoin de votre aide ! Je peux très bien me débrouiller toute seule !
Sa voix s’est brisée. Maggie a bondi du canapé et s’est dirigée vers la porte menant au jardin d’un pas si enragé que Claire et moi n’avons eu ni le temps ni l’envie de protester. De toute façon, je doute que l’une d’entre nous ait pu trouver les mots pour apaiser sa colère.
Nous étions encore assises sur le canapé, embarrassées, quand Zoe est ressortie du bureau toute guillerette, prête à nous raconter sa conversation dans les moindres détails. Elle a aussitôt compris que quelque chose n’allait pas. Deux minutes plus tard, elle rejoignait Maggie dans le jardin. Claire et moi osions à peine nous regarder, convaincues que la soirée était complètement gâchée, quand elles sont réapparues toutes les deux, peu après. Maggie avait les yeux rouges et gonflés, et sa voix était étouffée quand elle s’est adressée à nous.
– Désolée, les filles, je n’aurais pas dû vous crier dessus. Ce n’est pas de votre faute si… enfin… si je me sens un peu seule parfois. Mais, voilà, je ne veux plus entendre parler de cette histoire de petit copain. Laissez-moi vivre ma vie à ma façon et le sujet est clos, OK ?
Nous avons acquiescé en silence, secouant la tête aussi vivement que nous le pouvions pour montrer à notre amie que le message était passé. On ne nous y reprendrait plus.
– Bon, je crois qu’il ne nous reste plus qu’à faire réchauffer les plats ! s’est écriée Zoe, joignant le geste à la parole. Il n’en fallait pas plus pour rétablir une ambiance un peu plus gaie entre nous.
Le reste de la soirée s’est déroulé sans heurt, mais il y avait comme un parfum de nostalgie dans l’air. Vendredi avait marqué la fin des cours et cette soirée de samedi était notre dernière girls night officielle avant que nous partions chacune de notre côté pour l’été… Bien sûr, il y aurait des retrouvailles, pas plus tard que le week-end du 4 Juillet, la fête nationale, mais j’avais tout de même le cœur gros.
Vendredi, j’avais retiré toutes mes affaires de mon casier, inspectant chaque objet, savourant ce moment. Je savais que j’aurais le plaisir de le retrouver dès septembre, mais je n’arrivais pas à chasser la mélancolie qui m’avait envahie le matin même. Je me suis souvenue de l’excitation que j’avais ressentie lors de mon premier jour à Albany High, en voyant mon nom s’afficher en toutes lettres sur la porte de mon casier rouge vif. J’avais eu l’impression de marquer mon territoire au sein de mon nouvel établissement, de prouver que j’existais bien, que j’étais là au même titre que les autres. Ce sentiment d’appartenance s’était rappelé à moi tous les matins en arrivant, et cela grâce à un simple autocollant estampillé « Violet Fontaine ».
J’ai aussi dû ranger et nettoyer mon bureau au journal. Notre réunion éditoriale, d’ordinaire si solennelle chaque vendredi matin, avait pris un air de vacances : pas d’ordre du jour établi, pas d’articles à proposer, pas de bataille avec les autres journalistes pour obtenir les sujets les plus intéressants. Cependant, si les conversations tournaient autour des vacances et des projets de chacun, il y avait tout de même un sujet brûlant que personne n’osait aborder à voix haute, sous peine de donner l’impression d’avoir les dents qui rayaient le parquet. C’est vrai, quoi, qui pense déjà à la rentrée le dernier jour des cours ? Qui ? Les journalistes de l’Albany Star qui rêvent tous de décrocher le poste de rédacteur en chef à la rentrée. Voilà qui. Et la question à 10 000 dollars, celle que tout le monde se posait, était : qui allait être l’heureux élu ? Nathan était un senior, et il ne serait de toute façon pas revenu l’année prochaine. Bradley, son rédacteur adjoint, était aussi un senior. Les deux postes étaient donc désormais vacants.
En théorie, les sophomores1, juniors2 et seniors avaient le droit de postuler. Seuls les freshmen3, les petits nouveaux, étaient officiellement exclus. Mais la réalité était bien différente. À la rentrée, la compétition serait féroce, et les critères, on ne peut plus stricts. Traditionnellement, le poste de rédacteur en chef revenait à un senior ayant fait ses preuves au journal depuis son entrée trois ans plus tôt en tant que freshman. Les mêmes règles s’appliquaient au rédacteur adjoint. Bien sûr, en plus de l’expérience et du talent, le CV de chacun allait peser dans la balance. Ceux qui suivraient des stages d’été dans des organismes de presse réputés avaient d’autant plus de chances d’être retenus en première sélection.
Zoe me tendait le plat et je me suis empressée de me servir.
– Désolée, j’étais en train de penser à la rentrée, et à l’élection du nouveau rédac’ chef et de son adjoint…
– Tu crois que tu vas te présenter ? a demandé Maggie.
J’ai réfléchi à ma réponse quelques instants.
– Hmmm, je mentirais si je disais que ça ne m’est pas passé par la tête. Après tout, il faut bien quelqu’un à ce poste, alors pourquoi pas moi ?
Mais, devant les expressions un peu contrites de Zoe et Claire, j’ai cru bon d’ajouter :
– Mais, bon, je ne me fais aucune illusion. Je n’ai sûrement pas l’expérience nécessaire, et je n’ai passé qu’un an à Albany High. Alors, on verra bien à la rentrée…
– L’important, c’est de ne pas trop te faire d’idées. Ainsi, tu ne seras pas déçue.
Le ton de Claire se voulait encourageant plutôt que défaitiste. J’ai toujours admiré sa façon, beaucoup plus simple que la mienne, d’appréhender la vie. Claire n’était pas mauvaise à l’école, loin de là, mais ses notes ne crevaient pas non plus le plafond. Elle n’avait encore aucune idée de ce qu’elle allait faire après le lycée, et ignorait dans quelle université elle étudierait, mais cela n’avait pas l’air de l’inquiéter. Elle savait qu’elle allait passer un été fun et glamour aux côtés de Zach, et donnait l’impression que c’était tout ce dont elle avait besoin.
– En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’il y a au moins une raison qui ne me fait pas regretter la fin des cours.
– Tu ne veux pas dire trois raisons, plutôt ? m’a gentiment taquinée Zoe.
– Oui, c’est tout à fait ça ! Bye bye evil trio ! Vous n’allez pas du tout me manquer. Au contraire, je suis super contente de ne pas voir vos affreuses têtes pendant plus de deux mois !
Mes trois copines ont éclaté de rire en même temps. Nous partagions toutes la même antipathie pour Olivia, Alyssa et Rebecca. La mienne se manifestait plus souvent que celle des autres, mais je savais très bien que mes amies ne portaient pas non plus ces trois pimbêches dans leur cœur. Et quoi de plus normal, quand on sait à quel point elles peuvent être dédaigneuses des filles comme nous, qui n’avons pas tous les garçons à nos pieds, des garde-robes remplies de pièces de créateurs et qui ne sortons pas tous les week-ends dans les clubs les plus branchés ?
– Sauf que, si j’étais toi, je ne me réjouirais pas si vite.
– Je suis bien d’accord avec Maggie, a renchéri Claire.
Devant mon air médusé, Zoe a clarifié leurs propos.
– Tu vois, ces trois-là ne sont pas connues pour leur discrétion. Et faire parler d’elles, c’est un peu leur seconde nature… Alors, que tu les croises au lycée ou non, il est probable que tu les verras d’une manière ou d’une autre pendant l’été ! Dans la rubrique people d’un magazine, ou bien sur un panneau d’affichage…
Les filles ont continué à m’expliquer ce à quoi ces trois pestes occupaient leurs étés. Quand elles ne sont pas en train de courir d’une super soirée glamour à une autre, souvent photographiées en compagnie de célébrités plus ou moins connues, Olivia, Rebecca et Alyssa courent les castings. Et, en partie grâce à Richard Steiner, grand magnat de la presse et père d’Olivia, elles ont dans le passé décroché des petits contrats de mannequinat, ou bien des rôles secondaires dans un film, un clip vidéo ou une publicité. Cela ne veut pas dire qu’elles vont devenir des super stars à dix-huit ans à peine, mais simplement que l’on n’est jamais à l’abri de ces trois oiseaux.
– L’été dernier, Olivia a obtenu un petit rôle dans un film d’auteur, tourné principalement à Los Angeles. Bien sûr, on l’avait lu dans la presse, impossible d’y échapper – c’est Olivia Steiner, tout de même ! Mais, de toute façon, personne n’aurait pu ignorer qu’à la rentrée sa tête avait doublé de volume !
Claire me racontait cette histoire, mimiques à l’appui.
– Alors, si tu crois que tu vas pouvoir les éviter pendant les vacances, eh bien, n’y compte pas trop.
– On n’échappe pas à nos trois princesses comme ça ! a rajouté Zoe.
Hmmm, il ne manquait plus que cela. Un été à la sauce evil trio ? Ah, non, merci !
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