Editeur
Genre
Littérature française (poches)
La rue Gambetta est déserte.
Il fait très chaud. C'est un après-midi d'été, l'heure où l'on reste chez soi, derrière les volets de bois plein, bien clos. Ma mère est debout, seule, au milieu de la rue. Elle s'est placée en plein soleil pour que je la voie bien, elle a le bras droit levé, elle tient quelque chose dans sa main et elle m'appelle :
– René ! René !...
Je suis au bout de la rue, devant l'atelier d'Illy, le charron, avec des copains de mon âge et aussi quelques vieux qui ne veulent manquer aucune occasion de se distraire, et qui ne craignent pas de transpirer, parce que tant d'étés successifs leur ont depuis longtemps pompé toute l'eau du corps. Nous regardons Illy se livrer à une de ses opérations magiques. Sur un grand cercle de fer couché à terre il a entassé des copeaux et des morceaux de bois sec, déchets légers de son atelier, puis d'autres plus gros, et les a allumés en quatre endroits, en croix. Maintenant, une couronne de feu brûle sur le cercle. La morsure de la braise et des flammes l'oblige à grandir. Il s'étire, se dilate, s'ouvre encore. Il faut qu'il devienne aussi grand, plus grand que la roue de bois neuf qui l'attend, couchée à quelques pas de lui, et à laquelle il est destiné à s'unir. C'est une des deux roues de la charrette qu'Illy vient de fabriquer, en quelques mois de travail. Elle lui a été commandée par un fermier des Estangs.
Pour un paysan, acheter une charrette neuve est un événement. Le client d'Illy a dû réfléchir longtemps avant de se décider. Il va falloir la payer. Les paysans de Nyons ne sont pas pauvres. Ni riches. Ils vivent presque sans argent. Ils produisent tout ce qui est nécessaire aux besoins quotidiens. Ce qui s'achète doit durer. Les vêtements durent toute une vie. La charrette servira à celui qui l'a commandée et aussi à son fils et à son petit-fils. Du moins il le pense. Il ne peut pas imaginer la camionnette, le tracteur, et le cercle infernal de dettes dans lequel la mécanisation, la production forcée, vont jeter les prochaines générations de paysans. Son petit-fils aura de l'argent, mais plus il en gagnera plus il en empruntera. Lui ne doit rien. Jamais. Avoir des dettes est une honte. On économise sou par sou, année après année. Aux Estangs, il y a de la vigne. Une bonne vendange, qu'il a vendue, et une bonne saison de vers à soie, ont brusquement permis de compléter la somme nécessaire. Il a commandé la charrette...
Illy l'a fabriquée pièce par pièce, de ses mains. Il a taillé le bois de chêne, forgé les pièces métalliques, assemblé peu à peu les morceaux. C'est son métier. Il fait aussi des portes, des rampes d'escaliers, des meubles. Mais la charrette est un monument. Terminée, elle occupe tout le devant de son atelier, posée sur de lourds tréteaux. Elle attend ses roues pour prendre vie. Elle est longue, basse, nue, couleur de miel. Elle sent bon, elle sent l'arbre. Ses deux longs brancards, puissants, entre lesquels sera emprisonnée la masse vivante du cheval, s'élancent au-devant d'elle comme pour lui ouvrir son chemin dans les savanes ou dans les vagues. Elle a l'air d'une galère qui va prendre la mer. Quand il lui aura donné ses roues, Illy la peindra.
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