#Roman francophone

Il suffit d'une nuit

William Somerset Maugham

Une veuve, douce, jeune, belle, pauvre, des soupirants : un futur vice-roi des Indes, un vraiment mauvais sujet, un beau musicien famélique ; Florence, un suicide - l'auteur du Fil du rasoir ne lésine pas sur les poncifs du roman mondain 1930. Tout son art est d'entremêler avec un métier exemplaire de tels ingrédients et d'entraîner sans souffler le lecteur jusqu'à la dernière page. Du beau travail !

Par William Somerset Maugham
Chez 10/18

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Editeur

10/18

Genre

Poches Littérature internation

La villa s'élevait au faîte d'une colline. De la terrasse qui s'étendait devant la façade, on avait une vue magnifique sur Florence. À l'arrière il y avait un vieux jardin, pas très fleuri, mais avec de beaux arbres, des haies de buis taillé, des allées herbeuses et une grotte artificielle où un filet d'eau jaillissait en casca-telle d'une corne d'abondance.
La maison avait été construite au XVIe siè­cle par un noble florentin, dont les descen­dants appauvris l'avaient vendue à des Anglais ; ces derniers la prêtaient pour un temps à Mary Panton. Ce n'était pas une demeure très vaste, bien que les pièces en fussent grandes et hautes de plafond, et les trois domestiques qui étaient restés au service de la jeune femme assuraient son entretien. De beaux meubles anciens, assez parcimonieusement distribués, lui donnaient une certaine atmosphère. Le confort était suffisant pour que ce soit habitable. Les propriétai­res actuels avaient fait installer des salles de bains, mais pas le chauffage central, de sorte qu'il faisait très froid lorsque Mary était arri­vée, fin mars. Le mois de juin était venu et, quand elle était chez elle, elle restait presque toute la journée sur la terrasse, d'où elle pou­vait voir les dômes et les tours de Florence, ou dans le jardin.
Les premières semaines de son séjour avaient été consacrées à visiter tout ce qui valait la peine d'être vu. Elle avait passé d'agréables moments à la galerie des Offices et au palais du Bargello, elle avait arpenté les églises et flâné dans les vieux quartiers, mais désormais elle se rendait rarement en ville, sauf pour déjeuner ou dîner avec des amis. Elle aimait lire et paresser dans le jardin, et quand elle avait envie de sortir, elle préférait prendre la Fiat et faire des excursions dans la campagne environnante. Rien ne pou­vait être plus ravissant que ce paysage toscan, dans sa candeur sophistiquée. Quand les arbres fruitiers étaient en fleurs et que les bourgeons des peupliers commençaient à éclore, leur fraî­che couleur contrastant avec le feuillage éter­nellement gris des oliviers, ils lui communi­quaient une légèreté d'âme qu'elle croyait ne plus jamais ressentir.


Après la mort tragique de son mari, un an plus tôt, après des mois passés sans qu'elle osât s'absenter, de crainte que les avocats qui rassemblaient les débris de sa fortune prodi­guée à tous les vents ne réclament sa présence, elle avait été heureuse d'accepter l'offre des Léonard de venir se détendre dans leur belle vieille maison et réfléchir à ce qu'elle allait faire de sa vie.
Huit années d'une existence extravagante et d'un mariage malheureux lui laissaient pour toute fortune, à trente ans, un rang de très bel­les perles et un revenu qui suffisait à peine à ses besoins les plus stricts. Enfin, c'était mieux que ce qu'elle avait cru tout d'abord, quand ses avocats, avec des figures d'enterrement, étaient venus lui dire qu'une fois les dettes payées il ne lui resterait absolument rien. Aujourd'hui, après deux mois et demi de séjour à Florence, elle sentait qu'elle aurait été capable d'envisager même cette perspective avec sérénité. À son départ d'Angleterre, son avoué, un homme d'âge et un vieil ami, lui avait dit en lui tapo­tant affectueusement la main :
— Maintenant, ma petite, vous n'avez plus à vous préoccuper de rien, si ce n'est de retrouver force et santé. Je ne parle pas de votre beauté, elle est intacte. Vous êtes jeune et jolie et je ne doute pas que vous ne trouviez à vous remarier. Mais la prochaine fois, que ce ne soit pas un mariage d'amour ; les mariages de raison sont les plus heureux.
Elle avait ri. Après une amère expérience, elle n'avait aucune intention de courir à nou­veau l'aventure matrimoniale. Il était étrange qu'elle fût en train de méditer précisément ce que le vieillard sagace lui avait conseillé de faire. De fait, le moment était venu de prendre une décision. Edgar Swift était en route pour venir la voir. Il avait téléphoné un quart d'heure plus tôt et lui avait annoncé qu'il devait se rendre à Cannes inopinément pour avoir un entretien avec lord Seafair ; il se mettrait en route le jour même, mais tenait à avoir une conversation avec elle avant de partir. Lord Seafair était secrétaire d'État pour les Indes, et cette convo­cation urgente ne pouvait signifier qu'une chose : c'est qu'Edgar allait, après tout, se voir offrir le poste élevé qu'il avait à cœur d'occuper.
Sir Edgar Swift, commandeur de l'Étoile de l'Inde, était entré dans les services adminis­tratifs du dominion comme le père de Mary, et il avait eu une brillante carrière. Gouverneur des provinces du nord-ouest pendant cinq ans, il s'était illustré par son savoir-faire, en parti­culier au cours d'une période d'agitation. À l'expiration de son mandat, il avait acquis la réputation d'être l'homme le plus capable qui fût en exercice aux Indes. Ses qualités d'admi­nistrateur étaient établies : il savait faire preuve d'énergie, sans jamais manquer de tact ni de modération ; et s'il pouvait se montrer péremp-toire, il était aussi libéral. Il était populaire parmi les hindous et les musulmans. Mary le connaissait depuis toujours. Quand son père était mort, encore très jeune, et que sa mère et elle étaient retournées vivre en Angleterre, Edgar Swift, chaque fois qu'il rentrait chez lui en congé, venait constamment les voir. Petite fille, il l'emmenait à la pantomime et au cirque et, lorsqu'elle fut plus âgée, au cinéma et au théâtre. Il lui envoyait des cadeaux à Noël et pour son anniversaire. Quand elle eut dix-neuf ans, sa mère lui dit :
— Je ne verrais pas Edgar trop souvent, si j'étais vous, ma chérie. Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais il est amoureux de vous.
Mary s'était mise à rire.
— Il est vieux.
— Il a quarante-trois ans, avait répondu sa mère vertement.
Mais il lui avait offert de magnifiques éme-raudes quand elle avait épousé Matthew Pan-ton deux ans plus tard, et il avait montré beau­coup de compréhension, lorsqu'il s'était avéré que son mari la rendait très malheureuse. Au terme de ses fonctions de gouverneur, il était rentré à Londres et, en apprenant qu'elle se trouvait à Florence, n'avait pas hésité à l'y rejoindre dans l'intention d'y rester seulement quelques jours. Les semaines passaient sans qu'il repartît.
Il aurait fallu que Mary fût bien sotte pour ne pas comprendre qu'il attendait une occasion favorable de se déclarer. Depuis combien de temps l'aimait-il ? Elle croyait que cela remon­tait à sa quinzième année, quand, en arrivant en Angleterre pour passer son congé, il avait retrouvé une jeune fille au lieu de la fillette qu'il avait quittée. Cette longue fidélité était touchante. En outre il n'existait pas la même disproportion entre une femme de trente ans et un homme de cinquante-quatre ans, qu'entre la jeune fille de dix-neuf ans et son amoureux quadragénaire. Il y avait aussi une différence entre l'obscur administrateur et le magistrat éminent dont on faisait si grand cas. Il aurait été absurde de s'imaginer que le gouvernement ne ferait plus appel à ses services : au contraire, il était destiné à remplir des fonctions de plus en plus importantes. La mère de Mary était morte et la jeune femme n'avait pas d'autre famille ; personne au monde ne lui était aussi cher qu'Edgar.
« Je me demande comment je peux encore tergiverser », se dit-elle.


Il ne pouvait plus tarder. Elle hésitait à le recevoir au salon, cité dans les guides pour ses fresques de Ghirlandaio, meublé avec somp­tuosité dans le style de la Renaissance et orné de magnifiques lustres, car c'était une pièce solennelle, imposante, tout ce qu'il fallait dans une circonstance semblable pour qu'ils se sen­tent tous les deux cérémonieux et ridicules. Mieux valait l'attendre sur la terrasse où elle aimait tant s'asseoir au crépuscule pour jouir de cette vue dont on ne se lassait pas. Ce serait plus naturel. Si elle ne se trompait pas et qu'il avait vraiment l'intention de la demander en mariage, la chose serait plus facile en plein air, devant une tasse de thé, pendant qu'elle mor­dillerait un scone. Le décor était approprié, mais pas exagérément romantique. Il y avait des orangers en caisse et des sarcophages de marbre débordant de fleurs folâtres. La ter­rasse était bordée par une antique balustrade de pierre sur laquelle étaient posés de loin en loin de grands vases de pierre et des statues de saints, de style baroque, assez délabrées.
Mary s'allongea sur une chaise longue can­née et commanda à Nina, la femme de chambre, d'apporter le thé. Un autre siège était préparé pour Edgar. Au loin, la ville baignait dans la lumière délicate d'un après-midi de juin, sous un ciel sans nuages. Elle entendit une voiture approcher et s'arrêter et, un instant plus tard, Ciro, le domestique des Léonard et mari de Nina, annonçait Edgar. Grand et mince, dans un complet d'excellente coupe, il était à la fois athlétique et distingué. Même sans le connaî­tre, on aurait deviné qu'il était bon joueur de tennis, bon cavalier, tireur émérite. En enle­vant son chapeau, il découvrit d'épais cheveux bruns, bouclés, à peine grisonnants aux tem­pes. Le visage était bronzé par le soleil tropical : un visage allongé, au nez aquilin, au menton ferme ; des yeux bruns vigilants, enfoncés sous d'épais sourcils. Cinquante-quatre ans ? Il en faisait à peine quarante-cinq. Un bel homme dans toute la force de l'âge, digne sans être arrogant, inspirant confiance. Un homme que rien n'embarrassait, que rien ne démontait. Il ne perdit pas de temps en préliminaires.
— Seafair m'a appelé au téléphone ce matin pour me proposer en termes formels le gouver­nement du Bengale. Ils estiment qu'en raison des circonstances il ne faut à aucun prix nom­mer un type qui ne soit pas familiarisé avec la situation là-bas, mais au contraire quelqu'un déjà parfaitement au courant.
— Naturellement vous avez accepté.
— Naturellement. C'est le poste que j'aurais choisi entre tous.
— Comme je suis contente !
— Mais il y a différentes choses à mettre au point et j'ai pris mes dispositions pour arriver à Milan ce soir. De là je prendrai l'avion pour Cannes. C'est une absence de deux ou trois jours en perspective. Cela m'assomme, mais Seafair tenait à me voir immédiatement.
— C'est bien naturel.
Un sourire charmant détendit sa bouche sévère, aux lèvres un peu trop minces, et ses yeux étincelèrent doucement.
— Ce n'est pas un mince fardeau que je prends sur mes épaules, vous le savez, ma chère. Si je m'en tire avec un beau tableau de chasse, j'aurai le droit de mettre une plume à mon chapeau.
— Je suis sûre que vous vous montrerez à la hauteur de votre tâche.
— Cela implique un gros travail et une lourde responsabilité, mais c'est ce qui me plaît. Bien entendu, il y a des compensations. La vie du gouverneur du Bengale est entourée d'un grand faste, et je ne vous cache pas que cela m'attire. Sa demeure est presque un palais. Je serai amené à recevoir beaucoup.
Elle voyait parfaitement à quoi tendait ce discours, mais leva les yeux vers lui avec un joli sourire attentif, comme si elle n'avait pas la moindre idée de ce qui allait suivre.


— Ce poste ne peut guère convenir qu'à un homme marié, continua-t-il. Un célibataire pourrait difficilement soutenir un pareil train de vie.
Son regard était merveilleusement candide quand elle répondit :
— Je suis bien sûre qu'il y a beaucoup de femmes dignes de votre choix et qui ne deman­deraient pas mieux que de partager vos hon­neurs.
— Je n'ai pas vécu aux Indes pendant près de trente ans sans avoir une idée assez claire de ce que vous dites là. Le malheur est qu'il n'y en a qu'une à laquelle je pourrais rêver de demander semblable chose...
Le moment approchait. Dirait-elle oui ou non ? Mon Dieu ! qu'il était donc difficile de se décider.
— Je pense que je ne vous apprendrai rien en vous disant que je suis amoureux fou de vous depuis l'époque où vous n'étiez encore qu'une gosse aux cheveux coupés court, à la mode de ce temps-là.
Comment répondre à cela, si ce n'est en riant.
— Edgar, vous dites des folies.
— Vous êtes la plus ravissante créature que j'aie jamais rencontrée, et la plus exquise. Mais enfin, je savais bien que je n'avais aucune chance. Vingt-cinq ans de plus que vous. L'âge qu'aurait eu votre père. Déjà, quand vous étiez jeune fille, je me doutais que vous me considé­riez comme un vieux barbon.
— Jamais, s'écria Mary, avec une certaine mauvaise foi.
— En tout cas, quand vous vous êtes éprise à votre tour, il était naturel que ce soit d'un gar­çon de votre génération. Je vous demande de croire que, lorsque j'ai appris votre mariage, j'ai souhaité de tout mon cœur qu'il soit heureux. C'a été un chagrin d'apprendre qu'il ne l'était pas.
— Peut-être Mattie et moi étions-nous trop jeunes tous les deux.
— L'eau a coulé sous les ponts depuis lors. Je me demande si vous attachez maintenant autant d'importance à notre différence d'âge ?
Il était si difficile de répondre à cette ques­tion que Mary préféra se taire et le laisser con­tinuer.
— J'ai fait ce qu'il fallait pour maintenir ma forme et mon âge ne me pèse pas. Mais ce qu'il y a de terrible c'est que les années n'ont fait que vous rendre plus belle que jamais.
Elle sourit.
— Serait-il possible que vous vous sentiez un peu intimidé, Edgar ? Je n'aurais pas cru cela possible. Vous, l'homme de fer.

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08/06/2000 159 pages 6,00 €
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