Mon livre, L’Âge séculier, est pour moi comme un début. Un début de conversation avec des gens qui viennent de… toutes les disciplines, experts en d’autres civilisations. Une théorie générale de la sécularisation mondialement pertinente ferait fausse route. Il y a, dans la continuité de ma conception de la modernité, des sécularisations, des mondes séculiers alternatifs qui ne tombent pas sous le coup de la sécularisation proprement dite. Le cas de la Chine est patent : comment parler à son propos de sécularisation, elle qui a toujours été séculière ? Je pense également à l’Inde où des différences intéressantes et notables ressortent dans le cadre d’institutions similaires : c’est un État moderne, une démocratie, dotée d’une bureaucratie, d’une armée… Il y a une culture politique différente, si on étudie cette société. Ainsi, prenons, par exemple, notre idée de la démocratie : elle exige un certain degré de développement de l’individu responsable et discipliné, conscient de ses devoirs, etc., absolument consubstantiel à l’évolution dans nos pays de ce régime. Là-bas, en revanche, la démocratie fonctionne plus ou moins bien, mais sans ces éléments d’origine occidentale. La mobilisation se fait par des castes, des supercastes, c’est-à-dire des alliances de castes. Alors que, pour Tocqueville, l’Inde ne serait jamais un pays moderne avec un État et des citoyens, comme nous les connaissons, en raison justement du rôle des castes, la caste est devenue aujourd’hui la base de la mobilisation des « subalternes » comme on dit en Inde contre les élites, contre la situation d’oppression et de domination, dont ils souffrent. La démocratie y est donc non seulement vivante, mais aussi très populaire : si on demande aux gens « croyez-vous que la démocratie est une bonne chose ? », on recueille des réponses positives plutôt au bas de l’échelle sociale qu’à son sommet. Il y a là un ample terrain de recherches que mon livre n’a pas abordé, en se limitant à décrire la sécularisation en Occident.
Mon livre n’est pas seulement un appel à des conversations avec des collègues indiens, par exemple mais aussi à des conversations d’un nouveau genre. Le phénomène de la « nova » crée une situation inédite où la vie spirituelle se vit de façon extrêmement variée et selon des voies multiples. La santé de la société dépend de telles conversations particulières où s’expriment nos choix, religieux ou antireligieux, athées ou métaphysiques. Comment vivre dans la situation actuelle sans de tels échanges ? Ils participent, me semble-t-il, de la « nova », un processus en cours que je voulais en quelque sorte stimuler.
Mon livre visait entre autres à détruire les complaisances faciles de certains chrétiens à l’égard des non-chrétiens, de nombreux athées à l’égard des chrétiens et celle d’autres gens à l’égard de ceux qu’ils ne comprennent pas… Il faut que ces modes de suffisance disparaissent. C’est ce à quoi s’emploie la partie sur les dilemmes à la fin du livre : il s’agit de contribuer à défaire ces suffisances. Mais j’y ai surtout un peu exposé ma propre position en tant que catholique, et cela pour deux raisons : d’abord, je crois que ce genre d’invitation ne doit pas se faire de façon anonyme. Car je me situe quelque part, comme tout un chacun, et cela influe sur la façon dont chacun entre dans la conversation. Mais ce n’est pas la seule raison : je voulais aussi m’adresser à d’autres catholiques, à l’Église catholique, et exprimer mes propres vues sur la façon dont on pourrait se comporter pour éviter d’être sectaire. Je crois qu’on vit dans une ère fortement codifiée ; il y a des codes de comportement, légaux, bureaucratiques, pour ne pas parler des très forts codes de morale, prétendument ancrés dans la raison pure, qu’elle soit de provenance kantienne ou utilitariste. On peut à partir de la raison pure instituer des règles de conduite, mais aussi créer cette civilisation hyperorganisée où les bureaucraties mènent à bien de nombreux projets collectifs, où tout est réglé jusqu’au moindre détail.
Extraits
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