La mort noire n’atteignit l’Alaska qu’en novembre. Et frappa la quasi-totalité de la population.
Le gouverneur du Territoire imposa la quarantaine et limita les déplacements vers l’Intérieur, postant des marshals sur l’ensemble des ports, des départs de piste et des embouchures afin d’interdire les contacts entre communautés. Il promulgua une directive spéciale enjoignant aux Natifs de rester chez eux et d’éviter les rassemblements publics. On ferma des théâtres, on annula des messes, on renvoya des écoliers à leurs familles, mais, du fait des traditions communautaires en usage chez les Natifs, ceux-ci furent frappés dans de fortes proportions. À Brevig Mission, on compta huit survivants sur quatre-vingts habitants. Dans certains villages, il n’y eut même pas de rescapés. Le printemps suivant, lorsqu’arriva la seconde vague de la pandémie, les gens étaient trop faibles pour chercher de la nourriture et la faim en emporta un peu plus.
En mars 1919, à Niniltna, le Chef Lev Kookesh et sa femme Victoria moururent de froid car ils étaient trop malades pour se lever et attiser le feu dans leur poêle à bois. Six kilomètres plus loin, à la mine de Kanuyaq, le gérant Josiah Greenwood perdit sa femme, ses deux fils et le quart de ses mineurs.
Certains des rescapés eurent recours au vol et au crime. Harold Halvorsen fut battu à mort par un homme qui convoitait son dernier sac de farine. Bertha Anelon fut attaquée dans sa chambre à coucher et périt deux jours plus tard des suites de ses blessures, seule et abandonnée dans son lit. Des cambrioleurs visitèrent les bureaux de la mine de Kanuyaq à cinq ou six reprises, emportant la caisse, fracassant la vitrine qui abritait la célèbre pépite « Croix d’or », laquelle disparut définitivement, et mettant le feu aux archives de la compagnie. Des pillards emportèrent les réfrigérateurs et les toilettes des malades trop affaiblis pour se lever. Provisions, vêtements, photographies, archives personnelles, bijoux… la plupart des propriétaires ne devaient jamais retrouver ce qu’on leur avait dérobé.
Les maisons dont les occupants avaient péri furent vidées de leurs meubles et abandonnées. Les cimetières dépassèrent leur capacité. Après avoir porté en terre leurs derniers parents, nombre de survivants partirent pour Fairbanks, Anchorage et même pour l’Extérieur. Déjà réduite de moitié par l’épidémie, la population de certains villages fut encore diminuée d’autant par l’émigration.
Puis, comme c’était inévitable, les gens finirent par se ressaisir. À Niniltna, le potlatch organisé en mémoire du Chef Lev et de son épouse fut considéré par nombre d’habitants comme le premier pas sur la route de la guérison à l’issue de ce cauchemar de huit mois : le temps était venu pour les vivants de pleurer les morts, de régénérer leur âme et de reconstruire leurs maisons et leurs villages. Il fallait aller de l’avant si l’on voulait survivre, même si tous savaient au fond de leur cœur que la vie ne serait plus jamais la même.
Extraits
Commenter ce livre