Je bifurque dans Broadway avant de rejoindre Sunset, continuant à longer des endroits dont je veux garder la mémoire. Le centre touristique mexicain d’Olvera Street est fermé, mais des rangées de lanternes vivement colorées diffusent une lueur dorée sur les toits des boutiques de souvenirs aux volets clos. À ma droite se trouve la Plaza, lieu de naissance de la ville, avec son kiosque en fer forgé. Juste derrière, j’aperçois l’entrée de Sanchez Alley. Quand j’étais petite, ma famille habitait dans cette rue, au deuxième étage du Garnier Building. À cette évocation, de nombreux souvenirs remontent en moi : ma grand-mère jouant avec moi sur la Plaza, ma tante m’achetant des bonbons mexicains dans Olvera Street – sans parler de ma mère, avec qui je passais par ici tous les jours pour aller de mon école à Chinatown. C’étaient des années heureuses, mais lourdes de tels secrets que je m’interroge aujourd’hui sur la réalité de l’existence que je menais à l’époque.
Devant moi, les palmiers projettent leurs ombres parfaites sur la façade en stuc d’Union Station. L’horloge indique 2 h 47 du matin. J’avais à peine un an quand la gare a été inaugurée, aussi le décor m’est-il largement familier. Il n’y a aucune voiture en vue ni tramways à cette heure, je n’attends donc pas que le feu passe au vert pour traverser Alameda. Un taxi solitaire patiente dans la courbe du virage, à la sortie de la gare. À l’intérieur, l’immense hall est désert et mes pas résonnent comme dans une caverne sur les dalles et le marbre du sol. Je me glisse dans une cabine téléphonique et tire la porte derrière moi. Une lampe s’allume au plafond et je distingue le reflet de mon visage sur la vitre.
Ma mère m’a toujours empêchée de passer des heures devant la glace. « Tu ne vas pas faire comme ta tante », me sermonnait-elle lorsqu’elle me surprenait dans cette attitude. Je me rends compte à présent qu’elle voulait surtout éviter que je m’observe de trop près. Parce qu’en me regardant comme je le fais en ce moment, je vois bien à quel point je ressemble à tante May. J’ai des sourcils arqués, la peau claire, des lèvres bien pleines et mes cheveux sont noirs comme l’onyx. Ma famille a toujours insisté pour que je les laisse pousser, au point que je pouvais presque m’asseoir dessus à la fin. Mais au début de l’année, je suis allée dans un salon de coiffure à Chicago et j’ai demandé qu’on me les coupe à la manière d’Audrey Hepburn. Mes cheveux sont aussi courts à présent que ceux d’un garçon et brillent sous l’éclairage diffus de la cabine téléphonique.
Je vide le contenu de mon porte-monnaie sur la tablette de la cabine avant de composer le numéro de Joe. J’attends ensuite que l’opératrice me dise combien vont me coûter les trois premières minutes : je glisse alors les pièces dans la fente et le téléphone se met à sonner chez Joe. Il est près de cinq heures du matin à Chicago, je vais donc le réveiller.
— Allô ? lance-t-il d’une voix endormie.
— C’est moi, dis-je en essayant d’avoir l’air joyeux. Je suis partie de chez moi. Je suis prête à faire ce que nous avions dit.
— Quelle heure est-il ?
— Il faut que tu te lèves ! Fais ta valise, prends un avion pour San Francisco. Nous partons en Chine ! Tu disais qu’il fallait participer à tout ce qui se passe là-bas. Eh bien, allons-y !
À l’autre bout de la ligne, je l’entends qui s’ébroue avant de se redresser.
— Joy ? reprend-il.
— Oui, c’est bien moi ! Nous partons en Chine !
— En Chine ? Tu veux dire : en République populaire de Chine ? Bon sang, Joy, nous sommes au beau milieu de la nuit. Tu vas bien ? Il n’est rien arrivé de grave ?
— Tu m’as demandé de me faire faire un passeport afin que nous puissions partir ensemble.
— Es-tu devenue folle ?
— Tu disais que si nous allions en Chine, nous irions travailler dans les rizières en chantant, continué-je. Que nous ferions de la gymnastique dans les parcs. Que nous participerions à l’entretien du quartier et partagerions nos repas avec les autres habitants. Que nous ne serions ni pauvres ni riches. Que nous serions tous égaux.
— Joy…
— Le fait d’être chinois, de porter tout cela sur nos épaules et dans nos cœurs est souvent un fardeau, mais peut également être une source de fierté et de joie. Tu disais cela aussi, souviens-toi.
— C’est une chose de parler de ce qui se passe en Chine, mais mon avenir est ici : l’école dentaire, le cabinet de mon père… Je n’ai jamais sérieusement eu l’intention d’aller là-bas.
En percevant la raillerie sous-jacente dans son intonation, je me demande soudain à quoi rimaient ces réunions et tous ces beaux discours. Parler de l’égalité des droits, du partage des richesses et de la supériorité du socialisme sur le capitalisme était-il un simple moyen de m’attirer dans son lit ? (Ce à quoi je n’ai d’ailleurs pas cédé.)
— Nous serions abattus sur-le-champ, conclut-il en me sortant la même propagande que l’oncle Vern.
— Mais c’était ton idée !
— Écoute, me dit-il, nous sommes en pleine nuit. Rappelle-moi demain… ou plutôt non, ne me rappelle pas, cela te coûtera trop cher. Tu seras ici dans deux semaines, nous en reparlerons plus calmement à ce moment-là.
— Mais…
La communication est brusquement coupée.
Je refuse de laisser la colère et la déception que m’inspire la réaction de Joe contrecarrer mes plans. Ma mère a toujours encouragé les meilleurs aspects de ma personnalité. Les gens nés sous le signe du Tigre sont souvent d’un tempérament romantique et artistique, mais elle m’a bien prévenue qu’il était également dans leur nature de se montrer imprudents et impulsifs. Elle a cherché à canaliser en moi ces élans, mais le désir que j’ai de bondir est bien trop fort et ce n’est pas ce revers qui va m’arrêter. Je suis résolue à retrouver mon père, même s’il vit dans un pays qui compte plus de six cents millions d’habitants.
Je ressors de la gare. Le taxi est toujours là. Le chauffeur s’est endormi sur le siège avant. Je frappe à sa vitre et il se réveille en sursaut.
— Conduisez-moi à l’aéroport, lui dis-je.
Une fois arrivée, je me dirige vers le comptoir de la Western Airlines, pour l’unique raison que j’ai toujours aimé leurs spots publicitaires à la télévision. Pour aller à Shanghai, je dois d’abord me rendre à Hong Kong. Pour aller à Hong Kong, je dois partir de San Francisco. J’achète donc un billet et j’embarque dans le premier vol du matin à destination de San Francisco. Une fois là-bas, je me rends au comptoir de la Pan Am et demande une place à bord du vol 001 qui se rend à l’autre bout du monde, avec des escales à Honolulu, Tokyo et Hong Kong. L’hôtesse dans son uniforme chatoyant me lance un drôle de regard en me voyant payer en liquide un aller simple pour Hong Kong, mais me tend néanmoins mon billet une fois que je lui ai montré mon passeport.
J’ai deux heures à tuer avant que l’avion ne décolle. Je trouve une cabine téléphonique et j’appelle Hazel à son domicile. Je n’ai nullement l’intention de lui dire où je vais. Joe m’a déjà laissée tomber et je suis sûre qu’Hazel réagirait encore plus violemment. Elle me dirait que la Chine communiste est un pays dangereux et me répéterait les propos négatifs que nous avons l’habitude d’entendre dans nos familles respectives.
C’est la plus jeune des sœurs, Yee, qui décroche le téléphone et elle me passe aussitôt Hazel.
— Je voulais te dire au revoir, lui dis-je. Je quitte les États-Unis.
— Qu’est-ce que tu racontes ? lance Hazel.
— Je dois partir.
— Tu quittes vraiment les États-Unis ?
Je vois bien qu’elle ne me croit pas. Nous ne sommes jamais allées beaucoup plus loin que Big Bear ou San Diego, où nous passions parfois le week-end avec la communauté méthodiste, sinon pour nous rendre dans nos universités respectives. Mais elle comprendra bientôt que je lui dis la vérité. Je serai alors au-dessus du Pacifique et je ne pourrai plus revenir en arrière.
— Nous nous sommes toujours bien entendues, lui dis-je les larmes aux yeux. Tu es ma meilleure amie. Ne m’oublie pas.
— Comment pourrais-je t’oublier ? (Après un instant de silence, elle ajoute :) Veux-tu qu’on aille chez Bullock’s cet après-midi ? J’achèterais bien quelques bricoles avant de retourner à Berkeley.
— Tu es la meilleure, Haz. Au revoir.
Le bruit que fait le combiné lorsque je le repose sur son socle a quelque chose de définitif.
Lorsque mon vol est annoncé, j’embarque et vais prendre place sur mon siège. Ma main se porte vers la petite bourse que je porte autour du cou. Tante May me l’a donnée l’été dernier, avant que je parte à Chicago. Elle contient trois piécettes en cuivre, trois grains de sésame et trois graines de haricots. « Notre mère nous en avait donné une chacune, à Perle et à moi, avant que nous ne quittions Shanghai. Je t’avais offert la mienne le jour de ta naissance. Ta mère ne voulait pas que tu la portes quand tu étais bébé, mais elle a accepté que je te la confie lorsque tu es partie à l’université. Je suis heureuse qu’elle t’ait accompagnée durant toute cette année. » Ma tante, ma mère… Les larmes me montent aux yeux mais je parviens à les refouler, sachant que si je me mettais à pleurer je risquerais de ne plus pouvoir m’arrêter.
Comment May a-t-elle pu m’abandonner ? Comment mon véritable père a-t-il pu me laisser partir ? Et Sam, que je croyais être mon père ? Savait-il que je n’étais pas sa fille ? S’il l’avait su, il ne se serait pas tué. Il serait toujours en vie et m’aurait mise à la porte, comme la bâtarde insolente et déloyale que je suis – sans parler de la honte et des ennuis que j’ai pu susciter. Eh bien, me voici loin à présent… Ma mère et ma tante sont probablement levées et ne s’adressent pas la parole, tout en commençant à se demander où je suis passée. Je suis heureuse de ne plus être auprès d’elles, de ne pas avoir à me demander laquelle des deux je dois aimer comme une mère en dépit de tous leurs secrets empoisonnés, car ce choix est impossible. Pis encore, il viendra un moment où les choses se tasseront, où ma mère et ma tante feront la paix et où elles reprendront l’histoire depuis le début en la passant au peigne fin, selon leur bonne habitude : elles s’apercevront alors que c’est bien moi qui suis à l’origine du drame dont Sam a été victime, et non pas tante May. Comment réagiront-elles en découvrant que c’était après moi qu’en avait le FBI, que c’est à cause de moi que l’agent Sanders a débarqué chez nous en provoquant tous ces ravages ? Lorsque cela se produira, elles seront heureuses que je ne sois plus là. C’est du moins ce que je me dis.
Je relâche la bourse et essuie mes mains moites sur ma jupe. Je suis anxieuse – qui ne le serait pas à ma place ? – mais il faut que je cesse de m’inquiéter de la sorte, en me demandant quelles conséquences la décision que j’ai prise peut avoir sur ma mère et ma tante. Je les aime toutes les deux mais je suis en colère contre elles, inquiète aussi de ce qu’elles risquent de penser de moi. Et je comprends du même coup qu’à mes yeux, May sera toujours ma tante et Perle ma mère. Sinon, les choses seraient encore plus embrouillées dans ma tête qu’elles ne le sont déjà. Si Hazel était assise à côté de moi, elle s’exclamerait : « Oh, Joy ! Tu dérailles complètement ! » Par bonheur, elle n’est pas là.
Je ne sais combien de milliers d’heures plus tard, nous atterrissons à Hong Kong. Un groupe d’hommes pousse une passerelle roulante jusqu’à l’avion et je sors en compagnie des autres passagers. La chaleur sur le tarmac est étouffante, l’atmosphère plus humide encore que lorsque j’ai quitté Chicago en juin dernier. Je suis le reste de la troupe jusqu’au terminal : nous pénétrons dans un hall miteux et rejoignons une vaste salle où de nombreuses personnes font la queue pour le contrôle des passeports. Lorsque mon tour arrive, l’employé me demande avec un impeccable accent anglais :
— Quelle est votre destination finale ?
— Shanghai, en République populaire de Chine, lui réponds-je.
— Mettez-vous de ce côté.
Il décroche un téléphone et quelques minutes plus tard deux gardes viennent me chercher. Ils m’accompagnent jusqu’à l’endroit où sont déchargés les bagages afin que je récupère ma valise, puis m’entraînent dans une nouvelle série de couloirs, plus sombres les uns que les autres. Je n’aperçois pas d’autres passagers, il n’y a que des agents en uniforme qui me dévisagent d’un air soupçonneux.
— Où allons-nous ?
Pour toute réponse, l’un des gardes me tire par le bras. Nous atteignons finalement une enfilade de doubles portes que nous franchissons avant de replonger dans la chaleur étouffante. On me fait monter à l’arrière d’une estafette dénuée de fenêtres, en me disant de me tenir tranquille. Les gardes montent à l’avant et le véhicule démarre. Je ne vois strictement rien. Je ne comprends pas ce qui se passe et je suis terrifiée – ou plutôt pétrifiée, cela serait plus proche de la vérité. Tout ce que je peux faire, c’est me raccrocher au siège lorsque l’estafette prend des virages un peu raides ou cahote sur des nids-de-poule. Au bout d’une demi-heure, le véhicule s’immobilise. Les gardes en descendent et viennent se placer à l’arrière. Ils discutent pendant quelques minutes, me laissant mariner à l’intérieur. Lorsque les portes s’ouvrent enfin, je m’aperçois que nous nous trouvons sur un quai où un énorme navire est en train de charger sa cargaison. Le drapeau de la République populaire de Chine flotte à son sommet – cinq étoiles dorées sur fond rouge. Le même garde que tout à l’heure me tire sans ménagement de l’estafette et me conduit au pied de la passerelle.
— Inutile de venir répandre chez nous votre propagande communiste ! aboie-t-il en me tendant ma valise. Montez à bord et ne quittez pas ce navire avant d’être arrivée en Chine !
Les deux gardes restent sur le quai pour s’assurer que je monte bien à bord. Tout ceci est un peu surprenant et n’est pas sans m’inquiéter. Au sommet de la passerelle j’aperçois un marin, ou plus exactement un membre de l’équipage. Il s’adresse à moi et me parle à toute allure en mandarin, la langue officielle de la Chine, que je ne maîtrise pas très bien. Ma vie durant, j’ai entendu ma mère et ma tante parler entre elles dans le dialecte de Wu, propre à la région de Shanghai, que j’estime parler à peu près couramment – pas aussi bien toutefois que le cantonais dont tout le monde se sert à Chinatown. Dans le cadre familial, j’utilisais un mélange de cantonais, de dialecte de Shanghai et d’anglais. Je me dis qu’il vaut mieux laisser tomber l’anglais dès à présent.
— Pouvez-vous me répéter ça un peu plus lentement ? lui dis-je.
— Vous voulez regagner la mère patrie ?
J’acquiesce, à peu près certaine de l’avoir compris.
— Bienvenue, dans ce cas. Je vais vous montrer votre couchette, puis je vous conduirai chez le capitaine. C’est lui qui vous vendra votre billet.
Je me retourne et aperçois les deux gardes qui m’observent toujours depuis le quai. Je leur adresse un petit signe de la main, comme une idiote, avant de suivre le marin. Quand j’étais plus jeune, j’ai tourné comme figurante sous la houlette de ma tante dans un grand nombre de films. L’un d’eux, en particulier, montrait un groupe d’orphelins qu’on évacuait de Chine par bateau durant la guerre. Mais ici le décor est bien différent. Il y a de la rouille dans tous les coins. Les escaliers sont aussi étroits que raides, les couloirs mal éclairés. Bien que nous soyons toujours à quai, je sens le navire osciller sous mes pieds, ce qui laisse à penser qu’il n’est pas forcément en état d’affronter la haute mer. On m’a dit que j’aurais une cabine pour moi toute seule : en la découvrant, je vois mal comment on pourrait y loger deux personnes, tant l’espace est réduit. Il fait déjà très chaud à l’extérieur, on doit étouffer là-dedans…
Un peu plus tard, on me présente au capitaine. Ses dents sont noircies par le tabac et son uniforme constellé de taches. Il me regarde bizarrement tandis que je sors mon portefeuille et lui paie mon billet. La scène est un peu inquiétante.
En regagnant ma cabine, je me dis que c’est cela que je voulais. M’enfuir. Connaître l’aventure. Retrouver mon père. Partager avec lui le bonheur de ces retrouvailles. Bien que je ne sache que depuis quelques heures que Z.G. est mon père, j’avais déjà entendu parler de lui auparavant. Il a peint de nombreuses affiches représentant ma mère et ma tante, du temps où elles étaient modèles à Shanghai. Je n’en ai jamais vu aucune, mais je connais en revanche les illustrations qu’il a faites pour La Chine en construction, un magazine de propagande que mon grand-père achetait sous le manteau au bureau de tabac du coin. C’était étrange de découvrir le visage de ma mère et de ma tante en couverture d’une publication de la Chine communiste… Z.G. les avait représentées de mémoire, à de nombreuses reprises. À l’époque, à cause des changements politiques intervenus en Chine (telle était en tout cas l’explication de ma mère), il avait troqué son nom contre celui de Li Zhi-ge. Ma tante avait épinglé ses couvertures au-dessus de son lit, ce qui fait que j’ai un peu l’impression de le connaître, au moins en tant qu’artiste. Je ne doute pas que Z.G. sera à la fois surpris et heureux de me voir. Ces pensées allègent momentanément l’inquiétude que m’inspirent les craquements du navire et l’attitude étrange de son capitaine.
Dès que nous avons quitté le port de Hong Kong, je me rends dans les cuisines pour le repas du soir. Je ne tarde pas à comprendre que le bateau est avant tout destiné au retour des Chinois d’outre-mer. Il y a une vingtaine de passagers à bord – uniquement des hommes, tous Chinois – en provenance de Singapour, d’Australie, de France et des États-Unis. Tous ont été conduits ici comme moi, sitôt débarqués de l’avion ou du bateau qui les amenait. (Que craignent donc les autorités de Hong Kong ? Représentons-nous un tel danger que nous ne puissions même pas y passer une nuit ?) Au milieu du repas, je commence à me sentir mal et je dois quitter la table avant l’arrivée du dessert, au bord de la nausée. Je regagne ma cabine à grand-peine. Je dois lutter contre les odeurs d’huile et de latrines, la chaleur ambiante et l’épuisement physique engendré par ce que j’ai vécu ces jours derniers. Je passe les trois journées suivantes à me nourrir tant bien que mal de bouillie et de thé. Je dors, je reste assise sur le pont dans l’espoir d’y trouver un peu de fraîcheur et je discute avec les autres passagers, qui me donnent toutes sortes de conseils aussi inefficaces les uns que les autres pour lutter contre le mal de mer.
Au cours de la quatrième nuit, je suis étendue sur ma couchette lorsque le roulis du navire s’apaise enfin. Nous devons être entrés dans l’estuaire du Yangtze. On m’a prévenue qu’il faudrait ensuite quelques heures pour rejoindre le Whangpoo et atteindre Shanghai. Je me lève juste avant l’aube et enfile ma robe préférée, en tissu léger et à pois bleu clair sur fond blanc. Je vais ensuite trouver le capitaine et lui confie une enveloppe, en le priant de la poster pour moi lorsqu’il aura regagné Hong Kong. Je lui demande aussi s’il peut changer une partie de mes dollars contre de l’argent chinois. Je lui tends cinq billets de vingt dollars : il en empoche deux et me rend l’équivalent de soixante dollars en yuan chinois. Je suis trop estomaquée pour discuter, mais son geste me fait brusquement comprendre que j’ignore ce qui va se passer au juste une fois que j’aurais débarqué. Vais-je être traitée comme je l’ai été à Hong Kong ? Les gens que je vais rencontrer agiront-ils comme le capitaine en s’emparant de mon argent ? Ou bien est-ce quelque chose de complètement différent qui m’attend ?
Ma mère m’a toujours dit qu’en Chine tout le monde était corrompu. Je pensais que ce genre de pratique avait disparu avec l’arrivée des communistes, mais visiblement ce n’est pas tout à fait le cas. Que ferait ma mère à ma place ? Elle planquerait son argent, comme elle le faisait à la maison. De retour dans ma cabine, je sors la totalité des billets que j’ai dérobés sous l’évier et les divise en deux tas. J’enveloppe la plus grosse partie dans un mouchoir que je fourre ensuite dans mes sous-vêtements, retenu par une épingle. Je glisse le reste – 250 dollars environ – dans mon portefeuille, avec l’argent chinois que je viens de récupérer. Après quoi j’empoigne ma valise, je quitte la cabine et me prépare à débarquer.
Il est huit heures du matin, l’atmosphère est lourde, poisseuse, aussi épaisse qu’une bouillie de pommes de terre. Je suis conduite en compagnie des autres passagers dans une pièce surchauffée envahie par la fumée des cigarettes et imprégnée d’une odeur de pourriture. Les murs sont d’une couleur verdâtre et il règne une telle humidité que les vitres sont couvertes de buée. En Amérique, tout serait bien organisé, les gens feraient sagement la queue. Mais ici, mes compagnons de voyage se précipitent et vont s’agglutiner en une masse informe autour du seul guichet ouvert. Je reste à l’arrière, un peu nerveuse à cause de mon expérience à Hong Kong lors du contrôle des passeports. La file avance très lentement, sa progression semble fréquemment interrompue sans que je parvienne à en comprendre la raison. Trois heures s’écoulent de la sorte avant que mon tour n’arrive.
Un inspecteur sanglé dans un uniforme vert à la coupe approximative me demande :
— Quelle est la raison de votre visite ?
Il parle le dialecte de Shanghai, ce qui est un soulagement, mais je ne pense pas qu’il faille lui révéler la vérité – que je suis à la recherche de mon père et que je ne sais pas comment le retrouver.
— Je suis venue participer à la construction de la République populaire de Chine, lui dis-je.
Il me demande mes papiers et ouvre de grands yeux en apercevant mon passeport américain. Il me dévisage longuement, regarde à nouveau la photo.
— Vous avez de la chance d’arriver maintenant, me dit-il. L’année dernière, le président Mao a décidé que les Chinois d’outre-mer n’avaient plus besoin de visa d’entrée. Tout ce qu’il me faut, c’est un document attestant de votre identité et vous venez de me le fournir. Vous considérez-vous désormais comme apatride ?
— Apatride ?
— Vous n’avez pas le droit de circuler en Chine en tant que citoyenne américaine.
J’ai dix-neuf ans. Je ne veux pas avoir l’air d’une fugueuse ignorante, ni lui avouer que je ne connais pas le sens exact du mot apatride.
— Je suis venue en Chine pour répondre à l’appel des patriotes chinois installés aux États-Unis et afin de me mettre au service du peuple, dis-je en reprenant les propos que j’avais entendus dans mon groupe à Chicago. Je veux aider l’humanité et participer à l’effort de reconstruction nationale.
— Très bien, dit l’inspecteur.
Il range mon passeport dans un tiroir qu’il referme aussitôt à clef. Je ne m’attendais pas à ça.
— Quand vais-je récupérer mon passeport ? lui demandé-je.
— Vous ne le récupérerez pas.
Il ne m’était jamais venu à l’esprit que j’allais devoir renoncer à mes droits de citoyenne américaine. J’ai l’impression qu’une porte vient de claquer et de se refermer derrière moi. Comment ferai-je par la suite, si je veux un jour quitter la Chine et retourner aux États-Unis ? Les visages de ma mère et de ma tante se mettent à flotter devant moi, tout le tumulte et la tristesse des derniers jours que nous avons passés ensemble remontent d’un seul coup à la surface. Jamais je ne retournerai à Los Angeles…
— Tous les bagages des Chinois d’outre-mer doivent être fouillés, poursuit l’inspecteur en me montrant un écriteau qui proclame :
PROCÉDURE DES DOUANES CONCERNANT LE TRAITEMENT DE FAVEUR APPLICABLE AUX EFFETS PERSONNELS DES CHINOIS D’OUTRE-MER.
— Nous traquons les objets de contrebande et les devises étrangères qu’on chercherait à introduire illégalement, ajoute-t-il.
J’ouvre ma valise, dont il se met à fouiller le contenu. Il s’empare de mes soutiens-gorge, ce qui m’amuserait presque si je n’étais pas aussi inquiète. D’abord mon passeport, et maintenant mes sous-vêtements…
L’inspecteur m’adresse un regard sévère.
— Si la responsable féminine était là, ajoute-t-il, elle vous confisquerait aussi celui que vous portez. Les vêtements réactionnaires n’ont pas leur place dans la Chine nouvelle. Débarrassez-vous au plus vite de ces tenues offensantes. (Il referme ma valise et la pousse sur le côté.) Maintenant, combien d’argent avez-vous emporté ? Vous serez prochainement rattachée à une unité de travail, mais nous ne pouvons pas vous laisser entrer si vous n’avez pas de quoi subvenir à vos besoins.
Je lui tends mon portefeuille. Il en retire la moitié de mes dollars et les empoche. Je me félicite d’avoir planqué sur moi l’essentiel de mon argent. Le regard de l’inspecteur se pose ensuite sur ma robe à pois, dont je me dis à présent que le choix n’était peut-être pas très judicieux. Il m’ordonne de ne pas bouger et s’éclipse. En le voyant s’éloigner, je me dis que la scène que j’ai déjà vécue à Hong Kong est en train de se reproduire – à ceci près que j’ignore où ils comptent m’envoyer. Peut-être que mon oncle et Joe avaient raison, finalement, et que je vais vraiment avoir des ennuis… La sueur commence à ruisseler entre mes omoplates.
L’inspecteur revient, accompagné d’une demi-douzaine d’autres soldats arborant le même uniforme vert. Tous affichent un sourire enthousiaste. Ils s’adressent à moi en m’appelant tong chih, ce qui signifie camarade mais avec une nuance plus personnelle, suggérant un état d’esprit commun et le partage des mêmes idéaux. Au simple énoncé de ce mot, je me sens déjà beaucoup mieux. Tu vois, me dis-je intérieurement, tu n’avais rien à craindre. Ils font cercle autour de moi afin qu’on nous prenne en photo. Voilà qui explique pourquoi j’ai attendu aussi longtemps tout à l’heure. Ils me montrent ensuite un mur couvert de portraits encadrés – ceux de tous les gens qui sont entrés en Chine en passant par ce bureau. Ce sont essentiellement des hommes, j’aperçois deux ou trois femmes et quelques rares familles. Tous ne sont pas Chinois, il y a également des Blancs : je ne saurais dire d’où ils viennent, mais à en juger par leurs vêtements ils ne sont sûrement pas américains. Peut-être sont-ils originaires de Pologne ou d’un autre pays du bloc de l’Est. Mon portrait sera donc bientôt affiché sur ce mur, lui aussi.
Les inspecteurs me demandent ensuite où je compte loger, ce qui me prend de court. Ils perçoivent mon hésitation et échangent des regards inquiets – et brusquement soupçonneux.
— Il faut que vous nous disiez où vous allez loger, me dit l’inspecteur en chef. Sinon nous ne pourrons pas vous laisser partir.
— Je recherche mon père, leur avoué-je en espérant qu’ils auront pitié de moi. Ma mère a quitté la Chine juste avant ma naissance. Je reviens aujourd’hui dans le pays qui est le mien. (Je n’ai pas menti jusque-là, mais j’ai besoin de leur aide.) Je veux vivre avec mon père et l’aider à reconstruire notre pays mais ma mère n’a pas voulu me dire où je pourrais le trouver. Elle est devenue trop américaine, ajouté-je avec une moue de dédain, comme s’il n’y avait pas de pire tare au monde.
— Quel genre de métier exerce-t-il ? demande l’inspecteur en chef.
— C’est un artiste.
— Ah, dit-il. Un travailleur culturel.
Les hommes se mettent à parler entre eux, évoquant diverses possibilités. Puis l’inspecteur me dit :
— Allez donc voir l’Association des travailleurs artistiques chinois. Je crois qu’on l’appelle simplement l’Association des artistes à présent – section de Shanghai. Ils supervisent l’ensemble des travailleurs culturels et sauront vous dire précisément où il se trouve.
Il note les coordonnées sur une feuille de papier, dessine une carte rudimentaire et me dit que le siège de cette association ne se trouve pas très loin d’ici, qu’on peut même s’y rendre à pied. Toute l’équipe me souhaite bonne chance et je quitte le bâtiment administratif pour me retrouver dans le Bund, au milieu d’une marée humaine où tout le monde me ressemble. Le Chinatown de Los Angeles n’était qu’une petite enclave et il n’y avait guère d’Asiatiques à l’université de Chicago. Jamais je n’ai vu autant de Chinois de ma vie… Une vague de bonheur m’envahit.
Je me trouve sur une aire réservée aux piétons qui borde le fleuve et ressemble à un parc. Devant moi, la rue est envahie par une armée de bicyclettes. De l’autre côté, d’imposants bâtiments – plus vastes et plus hauts que ceux auxquels j’étais habituée à Los Angeles – s’échelonnent le long du Bund, épousant la courbe du Whangpoo. En me tournant vers le fleuve, j’aperçois des navires de guerre chinois et des cargos de toutes tailles. Des centaines de sampans oscillent sur le fleuve, comme autant d’insectes aquatiques. Des jonques passent, toutes voiles dehors. Le torse nu, le pantalon de toile retroussé au-dessus des genoux, des milliers d’hommes, me semble-t-il, chargent ou déchargent des balles de coton, d’énormes caisses et des paniers remplis des denrées les plus diverses, en un ballet incessant.
Je regarde ma carte en essayant de me repérer, empoigne ma valise et me fraie un chemin au milieu de la foule. Lorsque j’ai rejoint la rue en courbe, j’attends que les bicyclettes s’arrêtent pour me laisser passer. Mais elles ne s’arrêtent pas. Et il n’y a pas plus de feux que de passages pour piétons. Arrêtée au bord du trottoir, je suis constamment heurtée et ballottée par le flot des passants. J’en observe certains qui s’élancent au milieu de la horde des bicyclettes et traversent la rue d’un air décidé. J’en repère un qui s’apprête à faire de même et lui emboîte le pas, en espérant que je serai en sécurité derrière lui.
Tout en remontant Nanking Road, je ne peux m’empêcher de faire des comparaisons entre Shanghai et Chinatown, où la plupart des habitants sont originaires de Canton et de la province du Kwantung, dans le sud de la Chine. Ma famille vient de là-bas, elle aussi, bien que ma mère et sa sœur aient grandi à Shanghai. Elles m’ont toujours dit que la nourriture y était meilleure et les gens mieux habillés. Shanghai était une ville très animée, on y dansait tard le soir, on s’y promenait la nuit le long du Bund – et surtout, on s’y amusait beaucoup. J’ai rarement entendu rire ma mère, lorsque j’étais petite, mais elle me racontait parfois qu’il leur arrivait de piquer des fous rires, tante May et elle, de plaisanter avec de beaux jeunes gens et de profiter pleinement du bonheur de se trouver là, au bon endroit et au bon moment – dans ce qui était alors le Paris de l’Asie – avant que les Japonais n’envahissent la ville et que ma grand-mère, ma mère et ma tante ne soient contraintes de s’enfuir afin de sauver leurs vies.
La ville que je découvre aujourd’hui n’est plus le Shanghai dont ma mère et ma tante m’ont si souvent parlé. Je n’aperçois pas de femmes élégantes marchant le long des trottoirs et s’arrêtant devant les vitrines des grands magasins pour contempler les dernières nouveautés en provenance de Rome ou de Paris. Je ne vois pas davantage d’étrangers allant et venant dans les rues comme si la ville leur appartenait. Mais les Chinois grouillent de partout. Ils ont tous l’air pressé et n’ont absolument rien de distingué. Les femmes portent d’amples pantalons de coton et des chemisiers à manches courtes ou des vestes bleu marine. En m’éloignant du fleuve, je m’aperçois que les hommes sont mieux habillés que les dockers du port. Ils portent des vestes et des pantalons gris, d’une coupe très stricte – ce que mon père appelait par dérision des « costumes Mao ». Aucun ne paraît trop bien ni trop mal nourri. Aucun non plus ne paraît riche et je ne vois pas un seul mendiant, ni ces conducteurs de pousse-pousse dont ma mère et ma tante se plaignaient tant.
Le seul problème, c’est que je n’arrive pas à trouver l’Association des artistes. Les rues de Shanghai forment un réseau inextricable et je ne tarde pas à me sentir perdue. Je bifurque dans des allées qui débouchent sur des cours intérieures ou des impasses. Quand je demande mon chemin, les gens m’ignorent ou jettent un regard intrigué à l’étrangère que je suis. Je me dis qu’ils ont peur de parler à quelqu’un qui n’est visiblement pas d’ici. Je pénètre dans quelques magasins pour demander mon chemin, mais apparemment personne n’a entendu parler de cette association. Quand je leur montre mon ébauche de carte, ils la regardent, hochent la tête et me reconduisent à la porte sans grand ménagement.
Après une errance qui me semble avoir duré des heures et au cours de laquelle j’ai été rejetée, bousculée et ostensiblement ignorée par cette foule proliférante, je me rends compte que je suis totalement perdue. Je meurs de faim, la chaleur me fait tourner la tête et je commence à avoir peur. Je veux dire :sérieusement peur. Je suis dans une ville inconnue, mes proches se trouvent à l’autre bout du monde et tout le monde me regarde en ouvrant de grands yeux à cause de mes sandales blanches et de cette stupide robe à pois. Qu’est-ce que je fabrique ici ?
Il faut absolument que je me ressaisisse. Réfléchis donc un peu, me dis-je. Il va falloir que je trouve un hôtel. Je ferais mieux de regagner le Bund et de repartir de zéro. Mais d’abord, il faut que je me désaltère et que je mange quelque chose.
Je finis par retrouver mon chemin et rejoindre Nanking Road. Peu après, je débouche sur un immense parc où j’aperçois quelques marchands ambulants. J’achète un gâteau salé fourré avec du porc et des légumes hachés. À un autre stand, je demande du thé, qui m’est servi dans une grosse tasse en céramique. Je vais m’asseoir sur un banc. Le gâteau est délicieux. Le thé brûlant me fait transpirer un peu plus, mais ma mère a toujours prétendu que boire du thé quand il fait chaud a un effet rafraîchissant. Il est tard dans l’après-midi et la température n’a pas baissé d’un pouce. Il règne une telle humidité – et sans le moindre souffle de brise – que je serais incapable de dire si ce thé m’a rafraîchi ou non. En tout cas, manger et boire m’ont fait du bien.
Ce parc ne ressemble à aucun de ceux que j’ai pu voir à ce jour. Il semble s’étendre sur des kilomètres et une bonne partie du sol est pavée, de sorte qu’il semble davantage destiné à accueillir des meetings de masse qu’à servir d’aire de jeux et de récréation. Cela n’empêche pas de nombreuses grands-mères d’y promener leurs petits-enfants. Elles portent les bébés dans leur dos, retenus par des sangles en tissu. Les plus jeunes gambadent, vêtus de pantalons fendus entre les jambes. Je vois ainsi une petite fille s’accroupir et pisser à même le sol ! Les plus âgés – ils ont quatre ou cinq ans tout au plus – jouent avec des bâtons. L’une de ces grands-mères est assise sur un banc en face de moi. Sa petite-fille doit avoir dans les trois ans et elle est vraiment mignonne, avec ses deux petites couettes retenues par des rubans et dressées sur sa tête comme des champignons. La fillette n’arrête pas de me regarder. Je dois ressembler à une sorte de clown à ses yeux. Je lui fais un petit signe de la main et elle plonge aussitôt son visage dans les jambes de sa grand-mère. Puis elle relève la tête, me regarde à nouveau : je lui adresse un autre signe et elle se cache derechef. Nous répétons ce manège à plusieurs reprises avant qu’elle n’agite à son tour sa petite main dans ma direction.
Je vais rapporter ma tasse en céramique à la marchande de thé. Lorsque je regagne mon banc pour récupérer ma valise, la petite fille quitte la protection de sa grand-mère et s’approche de moi.
— Ni hao ma ? lui demandé-je. Comment vas-tu ?
La fillette pousse un gloussement et repart en courant vers sa grand-mère. Il faudrait vraiment que je parte mais cette gamine est trop mignonne. Plus encore, le fait de jouer avec elle me donne l’impression que je suis à ma place ici et que tout va finir par s’arranger. Elle chuchote quelque chose à sa grand-mère en me montrant du doigt. La vieille dame ouvre son sac, farfouille à l’intérieur et dépose quelque chose dans la main de l’enfant. La fillette s’approche aussitôt et tend le bras pour m’offrir un beignet à la crevette.
— Shie-shie.
Elle sourit en m’entendant lui dire merci. Puis elle se hisse à mes côtés sur le banc, balançant ses jambes dans le vide, et se met à babiller à vive allure. Je croyais maîtriser le dialecte de Shanghai mais je ne comprends pas la moitié de ce qu’elle raconte. Sa grand-mère finit par venir nous rejoindre.
— Vous avez fait la connaissance de notre « déception », me dit-elle. Nous espérons avoir un petit-fils la prochaine fois, mon mari et moi.
J’entends ce genre de propos depuis que je suis née. Je tapote le genou de la petite fille, en signe de solidarité.
— Vous n’êtes apparemment pas de Shanghai, poursuit la vieille dame. Vous venez de Pékin ?
— Je viens de très loin, dis-je, peu soucieuse de lui raconter mon histoire. Je suis venue voir mon père mais je me suis perdue.
— Où devez-vous aller ?
Je lui montre ma carte.
— Je sais où cela se trouve, me dit la grand-mère. Nous pouvons vous y conduire, si vous voulez. C’est sur notre chemin.
— Je vous en serais très reconnaissante.
Elle soulève sa petite-fille et je soulève ma valise. Quelques minutes plus tard, nous arrivons devant l’Association des artistes. Je remercie la vieille dame. Je regarde dans mon sac à main, aperçois un reste de « Life Savers » et le donne à la petite, qui ne sait pas quoi en faire.
— Ce sont des bonbons, lui dis-je. Quelques douceurs pour la plus douce…
Le souvenir de ma tante m’adressant cette réplique m’étreint brusquement. Je suis venue jusqu’ici et pourtant ma mère et ma tante sont toujours présentes à mes côtés.
Après un nouvel échange de remerciements, je les laisse et pénètre dans le bâtiment. J’espérais que l’air serait conditionné mais la chaleur qui règne dans l’entrée est aussi étouffante qu’à l’extérieur. Une femme entre deux âges est assise derrière un comptoir au milieu de la pièce. Elle sourit et me fait signe d’approcher.
— Je cherche un artiste du nom de Li Zhi-ge, lui dis-je.
Son sourire s’efface aussitôt.
— Vous arrivez trop tard, lance-t-elle, la réunion est presque terminée.
Je la dévisage, ébahie.
— Je ne peux pas vous laisser entrer, ajoute-t-elle d’un ton tranchant en désignant les battants d’une double porte.
— Vous voulez dire qu’il est ici ? En ce moment ?
— Bien sûr qu’il est ici.
Ma mère prétendrait que c’est le destin qui a voulu que je retrouve mon père aussi facilement. Peut-être est-ce simplement l’effet du hasard. Quoi qu’il en soit, j’ai de la chance. Mais je ne comprends pas pourquoi la réceptionniste ne veut pas me laisser entrer.
— Il faut absolument que je le voie, l’imploré-je.
À cet instant, les portes s’ouvrent et un groupe de gens émerge.
— Le voici, dit la réceptionniste d’un air un peu méprisant.
Elle me désigne un individu de grande taille, portant des lunettes à montures d’acier. Ses cheveux sont plutôt longs et retombent en travers de son front. Son âge correspond visiblement – il doit avoir autour de quarante-cinq ans – et il est d’une beauté stupéfiante. Il est vêtu d’un costume Mao, mais différent de ceux que j’ai aperçus dans la rue : celui-ci est bien coupé et le tissu semble de meilleure qualité. Mon père doit être célèbre et jouir d’un certain pouvoir car les autres le suivent de près, le poussant presque dans la rue.
Je me hâte de leur emboîter le pas tandis qu’ils émergent du bâtiment. Une fois sur le trottoir, le groupe se disperse et se fond dans la foule des passants. Z.G. reste un moment immobile, le nez en l’air, fixant un lambeau de ciel blanc entre deux immeubles. Puis il pousse un soupir, agite les mains comme s’il cherchait à se détendre et se met en route. Je le suis, ma valise toujours pendue à mon bras. Que se passerait-il si je le rattrapais et lui annonçais que je suis sa fille ? Je ne le connais pas, mais je sens que le moment n’est guère opportun. Et même s’il l’était, j’éprouve une telle appréhension… Il s’arrête brusquement à un carrefour et je m’immobilise à ses côtés. Il a forcément remarqué ma présence, comme tout le monde avant lui, étant donné mon allure inhabituelle, mais il est visiblement plongé dans ses pensées. Je devrais lui dire quelque chose. Bonjour, vous êtes mon père… J’en suis incapable. Il me dévisage brièvement, sans manifester la moindre réaction, puis traverse la rue.
Il s’engage peu après dans une artère plus tranquille. Les bâtiments d’allure officielle cèdent la place à des appartements et à des petites boutiques de quartier. Il longe quelques blocs, puis bifurque dans une rue piétonne bordée de chaque côté par de belles demeures de style occidental, d’un ou deux étages. Je reste au coin de la rue afin de voir où il va. Il dépasse les trois premières maisons puis ouvre une barrière, pénètre dans un petit jardin, franchit les marches du porche e
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