#Roman étranger

La petite fille aux nuages noirs

Kitty Sewell

Des paysages grandioses de l'Himalaya à la nouvelle Lhassa ressuscitée dans le Colorado, des monastères tibétains dévastés par l'invasion chinoise aux somptueux sommets du Ladakh indien, un roman palpitant qui allie aventure au bout du monde, trahison amoureuse et douloureuse quête d'identité. A Vancouver, Daniel, pilote d'hélicoptère, est inquiet pour sa fille Rosie. Tourmentée par le récent divorce de ses parents, celle-ci fait des cauchemars dans lesquels son père court un terrible danger. Alors qu'il essaie tant bien que mal de la rassurer et de lui. redonner un équilibre, Daniel, qui se croyait orphelin, reçoit une incroyable nouvelle : son père est bien vivant et le réclame à son côté. Au chevet du vieil homme, Daniel se voit confier une mission qui le conduira aux portes du lointain Tibet, à la recherche d'un. mystérieux bouddha d'or très convoité. Au coeur d'un voyage aussi fascinant que périlleux, Daniel va prendre tous les risques pour accomplir son destin et découvrir enfin le secret de ses origines...

Par Kitty Sewell
Chez Belfond

0 Réactions |

Editeur

Belfond

Genre

Littérature étrangère

Prologue

 

 

Il sortit le pot du fond de son sac à dos. Parfois, au plus fort de l'hiver, les gardiens de troupeaux protégeaient les sabots des yaks en les recouvrant de goudron, et un berger solitaire croisé au cours de son voyage lui en avait donné – une offrande purement symbolique, car les sabots de son cheval n'avaient pas excessivement souffert –, comme pour lui montrer que ce pays abandonné n'était pas dépourvu de toute humanité.
Les mains refermées autour du pot pour en réchauffer le contenu, il contempla la vue depuis l'entrée de la grotte. Le plateau qui s'étendait en contrebas était le lieu le plus désert, le plus désolé et le plus hostile qui soit sur la terre, même s'il arrivait aux hommes des tribus de l'est de s'y aventurer au cœur de l'été lorsqu'ils étaient à la recherche de pâtures pour leur bétail. Des réfugiés en fuite avaient dû franchir cette montagne dans l'intention de recouvrer la liberté. Peut-être qu'un homme avait découvert cette grotte et s'y était abrité, toutefois il en doutait. Il n'y avait pas un lambeau de tissu, pas même les cendres d'un feu de bouse de yak ou un message griffonné sur les parois. Il fallait qu'un homme soit complètement égaré pour tomber sur cette grotte, simple fissure à flanc de rocher, presque trop basse pour s'y faufiler.
Il roula sur le côté et attrapa son couteau posé sur le sol. Le couvercle du pot étant coincé par la rouille, il essaya de l'ouvrir en le forçant du bout de la lame. L'aube s'était levée puis évanouie, et un rayon de lumière éclaira ses mains tandis qu'il passait le couteau sous le bord. Il se sentait très faible. Sa jambe blessée l'élançait à chaque battement de cœur et son souffle court formait des nuages de vapeur qui tourbillonnaient dans l'air sec. Il avait pris sa décision dès son réveil. Une fois sa tâche accomplie, il reprendrait son barda et s'en irait. S'il restait un jour de plus, il mourrait ici. Outre que l'infection se propageait, ses réserves de nourriture se résumaient à un kilo de tsampa et une livre de beurre. La vision de son corps raidi dans cette grotte obscure réapparaissant intact au printemps lui procura un frisson. Mieux valait encore qu'un léopard des neiges femelle le trouve sur la pente de la montagne et nourrisse de sa chair les petits qu'elle portait…
Enfin, le couvercle céda. Il ouvrit le pot. De la pointe du couteau, il retira une pellicule caoutchouteuse, puis plongea deux doigts dans la mélasse d'un noir luisant. Il se retourna vers le bouddha qui scintillait de mille feux dans le rai de lumière.
Honteux, il baissa la tête lorsqu'il appliqua la première couche, noircissant le visage bien-aimé d'une couche épaisse de goudron.

 


1

 

Daniel Villeneuve et Rosie étaient agenouillés dans le sable. Pour la mi-août, le froid était inhabituel, et un vilain vent leur cinglait le dos pendant qu'ils construisaient différentes parties du village. Ils parlaient rarement en travaillant, mais Rosie était particulièrement silencieuse, et ses longs cheveux auburn dérobaient sa création à la vue de Daniel. Ils avaient entrepris de construire un village indien haïda. Daniel s'essayait à une église missionnaire, sur le modèle de celle qu'il avait survolée à plusieurs reprises l'an passé lors d'une mission en Uruguay où il avait transporté du matériel d'extraction minière dans la forêt vierge. Une église particulièrement simple, érigée par des jésuites venus du Québec, probablement avec l'aide contrainte de leur congrégation indigène.
Rosie releva la tête pour examiner ce qu'il faisait. Il haussa les épaules, prêt à défendre son église. Les missionnaires qui s'étaient infiltrés jusqu'aux lointaines îles de la Reine-Charlotte avaient découvert les villages haïdas où ils avaient bâti des églises semblables à celles du Paraguay. Rosie n'ayant que neuf ans, il s'abstiendrait sans doute de lui raconter comment ces hommes de Dieu avaient contribué à la destruction de la culture ancestrale des Haïdas, qu'ils avaient tués en leur transmettant la variole et les grippes européennes, tandis que les gouverneurs blancs leur interdisaient de parler leur langue et volaient leurs terres et leurs enfants.
« Ça n'a rien de haïda ! lança-t-elle, et la tour de Daniel s'effondra.
— Tu as fait ça exprès. » Daniel agita un doigt sous son nez. « Tu as jeté un sort à ma tour. »
Rosie gloussa d'un air espiègle. « Mais non, papa… C'est seulement que le sable n'est pas assez humide.
— On aurait dû s'installer plus près de l'eau.
— Et si tu construisais une longue maison ? suggéra Rosie, qui se remit au travail. Pourquoi ne pas sculpter des bouts de bois en forme de totem ? »
Les genoux ankylosés et glacés, Daniel se releva en gémissant. « Tu n'as pas besoin d'aller aux toilettes ? On pourrait boire un chocolat chaud au Starbucks.
— Tout à l'heure… Va chercher des bouts de bois. Et pendant que tu y es, rapporte-moi de l'eau. »
Daniel s'exécuta. Muni d'un jerrican vert pomme et d'un seau rouge sang, il se dirigea vers le rivage. La plage de Kits était déserte. Promener son chien était interdit d'avril à septembre, et le temps n'attirait guère les adorateurs du soleil. En outre, il n'était que neuf heures du matin. Il retira ses baskets, puis roula le bas de son pantalon. Avec précaution, il s'avança de quelques pas dans l'eau glaciale. Le fleuve Fraser qu'alimentaient les glaciers rejoignait les vagues salées du Pacifique quelque part le long de ces plages. L'an dernier, à la même époque, la chaleur avait été suffisante pour qu'ils aillent se baigner tous les trois. Cette année, ils n'étaient plus que tous les deux et l'eau restait froide. Cette année était différente de la précédente à bien des égards.
Levant les yeux, il se protégea de la réverbération du soleil voilé. Au loin, des tankers allaient et venaient à une vitesse d'escargot sur le bras du fleuve, et de rares voiliers profitaient de la brise. Les montagnes de la rive nord dressaient leur masse sombre, et, à l'est, les gigantesques immeubles de Vancouver se découpaient sur le ciel maussade. Malgré la beauté indiscutable de la ville et des alentours, la vie urbaine mettait Daniel mal à l'aise. Il avait passé presque toute sa vie professionnelle en pleine nature, à piloter des hélicoptères au-dessus des déserts, entre des îles, par-delà des montagnes inhospitalières ou des forêts interminables. L'environnement façonnait, voire déformait un homme malgré lui. Or il passait désormais deux semaines sur quatre confiné en ville, dans l'appartement de ses parents pour être proche de ce qui comptait le plus au monde à ses yeux : Rosie.
« Papa ! » La voix résonna avec la clarté d'une cloche qui tinte dans le vent. « Où est mon eau ?
— Elle arrive… » Daniel remplit les deux récipients et revint en vitesse, zigzaguant entre les troncs d'arbres géants qui jonchaient la plage.
Il s'arrêta devant Rosie. « C'est ça que tu appelles une maison haïda, ma vieille ? » se moqua-t-il en observant l'édifice agrémenté de tours qu'elle était en train d'ériger. Il posa le seau et le jerrican sur le sable. « On dirait plutôt un opéra martien… ou un Hilton sur un astéroïde !
— On a laissé tomber les Haïdas, non ? » constata avec bon sens Rosie en jetant un regard sur son église en ruine. Elle travaillait avec concentration. Elle versait de l'eau du jerrican, aspergeait, tapotait, sculptait et façonnait le sable, ses mains pareilles à celles d'un chirurgien choisissant d'un geste assuré les divers instruments alignés à côté d'elle : couteaux en plastique, spatules, cuillers, cubes creux, gobelets, tamis, fil à couper le fromage et autres accessoires. Daniel resta un instant immobile à la regarder. Nul doute que le mélange impie de gènes italiens et irlandais contribuait à la rendre à ce point maligne. N'était-ce pas ce que l'on disait à propos des chiens bâtards ?
« Apporte-moi encore de ces cailloux noirs, papa. Les plats et carrés. Des tas ! » Rosie releva la tête. « S'il te plaît ! » Elle roula des yeux de façon théâtrale. Dieu sait où elle allait chercher ces manières d'adolescente.
Daniel retourna au bord de l'eau. Il n'était pas facile de trouver des cailloux noirs, mais Madame l'architecte était trop occupée pour les ramasser elle-même. Jouer les factotums ne le dérangeait pas : il adorait la douceur du sable sous ses pieds nus, l'odeur de l'eau salée dans le vent et, par-dessus tout, la compagnie de Rosie, bien qu'il n'ait pas exactement les mêmes besoins créatifs que sa fille. À cette seconde, il rêvait d'un café bien fort, mais il était hors de question qu'il traverse la route et la laisse seule sur la plage, d'autant que, à en juger par l'intensité de son labeur, elle refuserait de bouger.
« Tiens, ma chérie, dit-il lorsque, vingt minutes plus tard, il déposa devant elle le seau rempli de cailloux noirs. Et maintenant, viens. Accordons-nous une pause. Il faut qu'on reprenne des forces. » Il s'apprêtait à lui tapoter l'épaule, lorsqu'il se figea d'admiration devant son œuvre.
« Eh bien, dis donc… Ça, c'est quelque chose ! »
L'édifice, une vraie splendeur, reposait sur des fondations en gradins. Des murs bas qui s'incurvaient gracieusement partaient des escaliers extérieurs posés en équilibre délicat sur un fin morceau de bois. D'autres gradins intérieurs rétrécissaient le bâtiment, surmontés d'un dôme en forme de chapeau au sommet duquel une pierre plate était plantée à la verticale tel un emblème. De multiples escaliers menaient à des portes sur les quatre côtés de l'édifice. Le dôme était couronné d'un bout de feuille de papier d'aluminium qui avait enveloppé un hamburger. Elle l'avait plié en forme de pointe, laquelle se terminait par une bouteille ronde posée sur une demi-lune en carton.
« Ne souffle pas dessus, le prévint Rosie, protégeant son œuvre des bras.
— C'est quoi, ma chérie ? Où as-tu vu ce bâtiment ?
— J'en ai rêvé. Je crois qu'il était blanc. »

Commenter ce livre

 

trad. Pascale Haas
15/09/2011 388 pages 21,50 €
Scannez le code barre 9782714447036
9782714447036
© Notice établie par ORB
plus d'informations