#Roman francophone

Les enfants du Limon

Raymond Queneau

" Soleils ambulants, Chambernac et Purpulan se promenaient dans la campagne, l'un lent et lourd, l'autre sifflant l'air d'une baguette et décapitant les fleurs. Le sentier filait le long d'une pente, entre champs, jusqu'à la route nationale. Là le proviseur s'assit dans un petit abri érigé par les soins de la compagnie des Autocars de la Région Mourméchienne. Purpulan mit son pied sur une borne, s'accouda sur son genou et regarda les autos qui gazaient sur la belle ligne droite qui leur était offerte. Le soleil, dit Chambernac, le soleil ce sera le point central. C'est le centre du système. Excrémentiel, satanique - qui donc a jamais pu concevoir cela ? Qu'en pensez-vous, Purpulan ? Purpulan ne daigna répondre. Enfin, dit Chambernac, vous devez bien en savoir quelque chose. Purpulan mima l'ignorance, comme décidé à laisser l'autre monologuer. Comment, reprit Chambernac soudain résigné à l'ignorance sur ce chapitre peut-être prétendu de la démonologie, cette opinion a-t-elle pu naître ? Purpulan témoigna par un geste qu'il s'en foutait royalement. "

Par Raymond Queneau
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française (poches)

 

 

 

 

 

 

LIVRE PREMIER

 

 

 

 

I

 

 

– Songez-donc, Monsieur, dit-elle, songez-donc qu'elle a près de dix centimètres de superficie. Pas aussi insigne que la langue, mais tout de même plus important qu'à Bourges, je trouve.

Après Ceyreste, ce fut la forêt.

– Autrefois, on tenait un lys à la main, mais l'usage s'est perdu. Quoiqu'il y ait toujours des lys.

On se véhiculait peu à peu vers Cuges en broyant la poussière.

– Madame Gramigni reste à la boutique, dit Gramigni. C'est pour moi que je monte. Quand c'est pour soi faut mieux que ce soit soi qui monte, non ?

– Bien sûr.

À Cuges tout le monde se descend, puis grimpe vers la chapelle à mi-colline, avec le très ancien village tout en haut, désert : en dix siècles et une étape, il s'est aplani. On arrive pour les vêpres et le panégyrique et le salut du Très-Saint-Sacrement et la vénération de la relique. Gramigni invoque saint Antoine de Padoue.

Si tu cherches des miracles

au seul nom de saint Antoine

mort erreur calamités

démons et lèpre s'enfuient

les malades sont guéris

la mer obéit

les chaînes se brisent

la santé revient.

– Ce sera cinq francs cent sous que je te donnerai ici-même cinq francs de mon argent que j'ai gagné avec mes fruits et mes légumes, saint Antoine de Padoue, si cette année les gens de Paris reviennent comme les années passées, avec leurs autos et leurs filles et leurs amis, surtout avec leurs filles, surtout avec la grande blonde, et qu'ils reviennent chez moi m'acheter des fruits et des olives pour prendre avec l'apéritif qu'ils prennent chez Bossu mon voisin le cafetier. Qu'ils reviennent, qu'ils reviennent, je t'en prie grand saint Antoine. Il y a leur bonne à côté de moi, peut-être qu'elle prie pour qu'ils ne reviennent pas. Grand saint Antoine, faites que ma prière soit plus forte que la sienne. Si elle demande ça, c'est qu'elle a de mauvaises intentions. Tandis que moi, mes intentions ne sont pas mauvaises. C'est même pas pour le bénéfice qui me revient sur les fruits qu'ils m'achètent que je tiens tant que ça à ce qu'ils reviennent. C'est : comme ça, que je voudrais que tu les fasses revenir, à cause que c'est un plaisir de les voir parce qu'ils sont riches et qu'ils sont beaux, les filles naturellement. Et je ne dis pas ça non plus à cause des filles, puisque je suis marié, tu le sais grand saint Antoine, puisque je suis marié et bien que ma femme ne soit pas très gentille avec moi.

Et il ajouta comme un vrai Cugen :

– Mon Dieu, priez pour moi saint Antoine de Padoue.

Et il termina :

– Et puis, grand saint Antoine, je sais bien que tu ne pourras pas oublier un compatriote. On est de la même ville, toi et moi ; je suis sûr que pour toi aussi c'est des choses qui comptent. Mes deux frères, Mussolini les a fait tuer ; moi j'ai passé la frontière pour vendre des légumes, des fruits et de l'épicerie, époux d'une pouffiasse d'outre-Loire que j'ai été ramasser je regrette bien où : dans une vraie sentine, et mes frères sont morts à Regina Cœli ou à San Stefano, je ne sais pas au juste. Voilà la vie que Dieu m'a faite, grand saint Antoine, tu vois, ça beurrerait un peu mes macaronis si tu me jetais un peu de soleil dans le cœur, en faisant revenir les gens que je te cause, leurs autos et leurs amis, et leurs filles aussi bien sûr.

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01/05/1998 335 pages 10,50 €
Scannez le code barre 9782070734405
9782070734405
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