Il est étrange, mais somme toute logique, que j’en vienne seulement maintenant à la question par laquelle j’aurais dû commencer dans mon chantier. Car il est étrange que, après avoir voyagé des années entre les pensées de la Chine et de l’Europe, je m’arrête seulement aujourd’hui à cette question – question préliminaire – qui m’a toujours inquiété, il est vrai, mais que je n’ai encore jamais abordée, du moins de front : qu’est-ce qu’entrer dans une pensée ? Mais je dis qu’il est aussi logique que je m’y prenne si tardivement, alors qu’il s’agit de la question de départ, parce qu’on sait bien que ce n’est qu’après coup, et rétrospectivement, qu’on peut aborder la question du commencement. Il en va de même quant à la démarche : n’est-ce pas quand le livre est fini qu’on en écrit l’introduction ?
Qui ne désirerait aujourd’hui, en Occident, entrer dans la pensée du plus lointain « Orient » ? Mais comment y entrer, tant on sait bien qu’on ne pourra d’aucune façon la résumer : une pensée ne se résume pas, encore moins la chinoise, si diverse et si vaste. Tant on sait bien aussi que ses principales notions ne sont pas directement traduisibles ; que de l’envisager par écoles, en classant et cataloguant, laisserait échapper l’essentiel et qu’en suivre le développement historique, d’un bout à l’autre, n’y suffit pas non plus. On restera chaque fois à l’extérieur de la justification interne, autoréférée, propre à cette pensée. Car d’où celle-ci a-t-elle commencé ? Or, quand je pose cette question : comment entrer dans la pensée chinoise ?, je fais de plus le pari de m’adresser aux non-sinologues comme s’ils pouvaient lire eux-mêmes le chinois. Pour cela je m’exercerai à lire méthodiquement une phrase de chinois, une seule, une première phrase, en élaborant progressivement les éléments qui permettent de la lire à la fois du dedans (de la pensée chinoise) et du dehors (de l’Occident). Car on ne peut « entrer » effectivement dans une pensée qu’en commençant de travailler avec elle, c’est-à-dire en passant par elle pour s’interroger.
La phrase que je veux commencer de lire ici est la première, dans la pensée chinoise, à traiter elle-même du commencement. Je propose de la lire à la fois de près et de loin : de la lire dans sa littéralité (mais qu’est-ce que la « littéralité » quand il n’y a pas lettre ni non plus grammaire ?) et de la lire aussi par écart, en creusant la distance et faisant jouer des contrastes. Mais lire ainsi de loin, en prenant du recul, ce n’est pas lire en gros et vaguement. Au contraire, c’est tenter de lire de plus près encore en sondant, par ce détour, les partis pris et les présupposés qui s’y sont enfouis et sédimentés. Pour la mettre en relief et la sortir du confort de son « évidence », sans quoi on n’y pourra pas entrer, je lirai donc cette phrase aussi bien à partir du début de la Genèse, sur le versant biblique, que de celui de la théogonie grecque et du point de vue mythologique. Ce qui me conduira nécessairement, en suivant tour à tour ces perspectives, à me poser la question qui, du caractère local de ces travaux pratiques, nous porte d’un coup à l’autre extrême, car je n’en conçois pas de plus générale : qu’en est-il des « possibles » de la pensée ?
Extraits
Commenter ce livre