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Colin-Maillard
L’hercule tirait par une ficelle un chien extraordinaire, tenant du lévrier nain et du basset géant : on eût dit une plaisanterie de la nature !
L’homme avait des moustaches à la gauloise qui se perdaient dans une barbe de fleuve. Il portait en bandoulière une caissette noire. À petits pas, il quitta l’avenue Mozart pour s’engager dans la rue du Ranelagh.
Dans la cour de récréation de l’Institution Ludovic, Dominique Dulac discutait affaires avec Ernest Lajoue, le fils du fourreur, auquel il avait donné le surnom imagé de Profil d’Anchois. Il lui proposait un échange : un vieil affûteur de lames de rasoir contre un filet à papillons. Il avait une passion pour tout ce qui peut servir à capturer les gens ou les bêtes. Il collectionnait les nasses, les ratières, fabriquait des collets, ne se déplaçait jamais sans emporter dans sa poche un lasso en fil de Nylon. Son rêve : posséder un piège à loups.
Une âme de chasseur…
Ce qui faisait dire ironiquement à son père : « Ce garçon-là finira par inventer une épuisette pour pêcher la lune dans les étangs ! »
En ajoutant à l’affûteur un timbre-poste du mariage du prince de Monaco avec Grace Kelly (qu’il avait en double), il enleva le filet à papillons.
Une affaire en or !
En effet, l’affûteur de lames de rasoir ne lui avait rien coûté. Il l’avait obtenu de Noël de Saint-Aigle contre un yo-yo. Et le yo-yo non plus n’avait rien coûté à Dominique : il l’avait eu contre deux douzaines de buvards publicitaires. Qui ne lui avaient rien coûté non plus : il les avait gagnés aux billes.
Si bien que le filet à papillons, finalement, lui revenait à zéro sou, zéro centime.
Et dès ce soir, il comptait l’échanger à Jean-Marie Joucaux, le fils du marchand de poissons, contre une nasse à anguilles : il s’en servirait pendant les grandes vacances, qui commenceraient dans un mois (on était le 10 juin).
D’échange en échange, il ne désespérait pas de se voir un jour seul maître – après Dieu ! – à bord d’une baleinière pour aller chasser le cachalot, au harpon, dans l’océan Pacifique ou l’océan Indien.
Dominique se tenait près de la grille de l’Institution Ludovic. Il vit l’hercule approcher à petits pas. Aussitôt, un plan se forma dans son esprit. « Colin-maillard ! » hurla-t-il.
Et il se mit à plier en forme de bandeau, sur son genou, un mouchoir tellement gris qu’il était impossible d’imaginer qu’il eût jamais été blanc. Il le pliait avec une lenteur calculée, en considérant malicieusement la bande des camarades que son appel avait groupés autour de lui – tous ces yeux qui l’épiaient, complices !
Tous savaient qu’il faisait semblant d’hésiter, mais que la victime était choisie d’avance. Ce serait encore à Noël de faire l’aveugle.
Dominique ne détestait pas Noël, mais Noël l’agaçait. Il disait : « C’est une cloche ! »
Le bandeau s’abattit sur les yeux de Noël.
Extraits
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