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Le toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano

François Noudelmann

L'engagement de Sartre dans l'Histoire est connu, ses discussions avec Che Guevara, ses déclarations incendiaires contre la colonisation, ses harangues sur un tonneau de Billancourt... Sait-on qu'en pleine euphorie militante, Sartre réservait chaque jour du temps pour le piano? Il déchiffrait des partitions de Chopin ou Debussy. L'homme qui incarnait son siècle vivait des intensités et des rythmes secrets. Comment la philosophie s'accorde-t-elle à cette pratique en contrebande? Nietzsche, qui se rêvait compositeur plus que philosophe, adopta le piano comme son diapason, la table d'évaluation de ses idées, l'instrument de ses transfigurations intimes. Combattre Wagner, vaincre la lourdeur, épouser Lou, devenir méditerranéen... il joua sa vie sur le clavier, même pendant sa folie. Décider de vivre en musique engage le corps amoureux. Barthes le comprit, à l'écart des codes dont il était devenu le théoricien. Le piano lui offrit une échappée hors des discours savants. Musicien, il découvrit une autre érotique, tantôt berceuse enfantine, tantôt pourvoyeuse de pulsions. Le jeu musical transporte une gamme d'affects qui se prolongent dans la vie sociale et intellectuelle, de sorte que la pratique du piano ne laisse pas intact le reste des jours. Doigtés, allures, sensualités, tout se livre sur la touche.

Par François Noudelmann
Chez Editions Gallimard

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Genre

Philosophie

 

 

 

 

 

 

 

Sartre s’intéressait-il à la musique ? Pour le savoir on peut commencer par compulser les multiples études qu’il a consacrées aux arts : la peinture matiériste, la sculpture cinétique, la photographie de reportage, le cinéma populaire, la poésie africaine, le roman américain… Son œuvre présente un répertoire quasi encyclopédique et presque rien n’échappe à sa volonté de capter le nouveau. Sur cette insatiable curiosité s’est appuyée une conception de l’intellectuel total autorisé à parler de tout, au-delà des spécialisations disciplinaires. Nul besoin d’être artiste ou historien pour disserter sur l’art, car l’intellectuel, par principe, se mêle de ce qui ne le regarde pas. La définition vaut pour le physicien préoccupé par l’utilisation militaire de ses découvertes, mais elle autorise aussi le profane à investir tout ce qui l’intéresse. La sociologie des intellectuels nous apprend qu’une telle extension des discours favorise l’accroissement d’un pouvoir symbolique. Les liens que tissent entre eux un philosophe et des artistes augmentent leur légitimité respective et leur champ d’action. De nombreux plasticiens – Masson, Giacometti, Calder, Wols ou Rebeyrolle – ont participé à la constellation sartrienne, comme auparavant les avant-gardes artistiques s’étaient constituées autour de figures intellectuelles telles que Breton. Toutefois les musiciens semblent moins facilement appropriables par de telles fédérations.

Sartre écrivit tardivement sur la musique de son siècle. Grâce au compositeur et théoricien René Leibowitz, qui fit connaître largement le dodécaphonisme après guerre, il découvrit Schönberg et s’intéressa aux esthétiques sérielles. Mais il fallut attendre les années 70 pour que Sartre écrive plus généralement sur les compositeurs modernes au cœur des débats contemporains : Stockhausen, Xenakis, Boulez, Berio… Le voilà de nouveau dans le flux des références obligées à partir desquelles un intellectuel doit se situer. Il a autrefois défendu les écrivains Blanchot, Sarraute, Genet, Ponge avant qu’ils ne soient consacrés, désormais il peut discuter de la physiologie du son, du matériau électro-acoustique, du formalisme mathématique et du jeu aléatoire : il commente et distingue les compositeurs, il investit toujours plus le terrain de l’avant-garde contemporaine. Décidément omniscient, ce Sartre a eu très tôt la volonté de tout connaître, de ne rien manquer de son siècle. Et dans ces années-là il veut garder la main car il se bat contre ceux qui veulent le démoder, structuralistes et nouveaux romanciers qui en font un homme du passé, un « philosophe du XIXe siècle », au dire de Foucault.

En 1978, Michel Sicard et Jean-Yves Bosseur font écouter à Sartre quelques disques de musique contemporaine et ils réalisent des en-tretiens qui parachèvent la réflexion du philosophe désormais musicologue, ayant couvert tous les champs artistiques. Assurément, Sartre pouvait plus qu’un autre intellectuel parler de musique en raison de sa culture et de sa pratique musicales, puisqu’il jouait du piano depuis son enfance. Tout philosophe ne sait pas lire une partition. Rousseau, Nietzsche, Wittgenstein, Adorno, Jankélévitch font exception. Sartre peut découvrir l’écriture cellulaire de Stockhausen ou déchiffrer des pièces de Messiaen. Il était capable de les lire, de les jouer, de les interpréter. Et pourtant… quelle erreur de l’imaginer ainsi ! Lorsque Sartre se retrouvait seul avec un piano, il jouait beaucoup plus volontiers Chopin que les avant-gardistes. On pourrait croire qu’à la manière des amateurs habitués à leur instrument il entretenait de temps à autre le répertoire appris dans son jeune âge. Mais non : Sartre jouait assidûment… Chopin, encore et toujours ! Les esprits conciliateurs argueront que l’on peut aimer à la fois la musique romantique et la musique atonale, comme on peut apprécier Delacroix aussi bien que Mondrian. Les sectaires crieront à la faute : Chopin, c’est comme Renoir, les impressionnistes, bons pour orner les boîtes de chocolat ! Ridicule ! Pourquoi pas Gounod ou Bizet, tant qu’on y est ! Bizet… Il y a eu de fâcheux précédents. Nietzsche adorait compulsivement Carmen. Mais on ne veut pas y croire : c’était sans aucun doute une provocation du philosophe au marteau. Impossible d’avoir encensé Wagner et d’accepter Bizet !

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30/10/2008 177 pages 16,25 €
Scannez le code barre 9782070121953
9782070121953
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