#Roman étranger

Dispersés

Inaam Kachachi

Agée de quatre-vingts ans, Wardiya Iskandar décide à contrecoeur de quitter son pays natal, l'Irak, pour venir vivre en France auprès de sa nièce. Wardiya a été une brillante gynécologue dans son pays, depuis son premier poste à Diwaniya jusqu'à son installation à Bagdad. Femme pleine d'idéaux, elle n'a cessé de lutter pour l'amélioration des soins prodigués aux femmes dans une société profondément patriarcale. Attachée à sa terre, elle a vu la société entière se désagréger au fil des conflits, la poussant ainsi à fuir comme ses propres enfants avant elle : Hinda partie s'installer au Canada, Yasmine à Dubaï et Barraq en mission à Haïti. Le fils de sa nièce, lui, a grandi à Paris. Il ne s'est rendu qu'une seule fois en Irak, lorsqu'il était âgé de trois ans, et entretient une relation distante avec ses origines familiales. L'arrivée de Wardiya le plonge pourtant dans la quête de ses racines, notamment à travers la création d'un cimetière virtuel permettant à cette communauté d'Irakiens exilés de se retrouver et même de réserver une tombe virtuelle aux côtés de ses proches décédés. Wardiya profite de cet intérêt soudain pour partager avec son petit-neveu de nombreuses anecdotes sur sa propre vie en Irak ainsi que sur l'histoire de leur famille. Loin de la souffrance et des combats, nous comprenons que Wardiya et ses proches restent marqués par les souvenirs de cet Irak natal terrassé et découvrent au même moment les difficultés de la condition d'immigré. Dans un style à la fois direct et poétique, Inaam Kachachi nous raconte l'extraordinaire histoire de cette gynécologue prête à tout pour survivre et exercer dans son pays, prête à le quitter enfin pour continuer à l'aimer en exil. Sa narration embrasse des destins multiples et interroge l'identité de ces chrétiens d'Irak, dispersés à travers le monde.

Par Inaam Kachachi
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature étrangère

1

 

C’est donc ça l’Élysée !
Elle aperçoit un vieux palais gris donnant sur une artère moyenne encombrée de voitures et de piétons. Alentour, aucun militaire portant mitraillette et moustache fournie, aux yeux jetant des éclairs. Personne non plus pour rudoyer les passants et les sommer d’aller sur le trottoir opposé, voire quelques rues plus loin. Pas de zones rouges, vertes et orange. Mais bien d’autres choses la surprendront encore avant qu’elle finisse par s’y habituer.
La porte d’entrée est faite d’un bois quelconque. Les deux battants sont grands ouverts sur une cour pavée où s’agglutinent des photographes armés de leurs appareils et des invités élégants tenant à la main leur carton d’invitation. Dans la foule, deux ou trois policiers qu’on remarque à peine. L’endroit ne dégage aucune solennité sinon l’écho de l’histoire et des noms célèbres.
Le chauffeur arrête la voiture à quelques pas de l’entrée et sort la chaise roulante du coffre. Puis il ouvre la portière et l’aide à descendre. Il reste planté, au milieu de la rue, sans savoir où se diriger avec cette dame qu’il a prise en charge devant un immeuble d’immigrés de la banlieue. On lui a demandé de l’accompagner dans Paris, au 55, rue Saint-Honoré. Il n’a pas compris ce qu’une femme âgée comme elle venait faire au palais de l’Élysée si tôt un matin comme celui-ci. Est-elle une amie de la mère de Sarkozy, sa vieille nourrice, son institutrice de l’école primaire, ou encore la vieille couturière de la famille ? Peut-être même une voyante maghrébine que le jeune président aura réclamée pour qu’elle lui dise l’avenir ? Le chauffeur sait que Mitterrand en invitait une à prendre le petit déjeuner avec lui et l’interrogeait sur la situation du monde. Et il lui semble que les présidents de ce pays sont semblables aux rois et présidents des pays du Sud qui croient au destin et aiment consulter leur horoscope. Le chauffeur se dit qu’il aurait mieux fait d’encourager Naima à prédire le sort et à lire les lignes de la main au lieu de se planter devant la télé à regarder les séries turques.
Il jette un coup d’œil discret sur la femme. Rien dans la mine de sa passagère et dans ses vêtements n’indique une accointance quelconque avec les invités du président. Son foulard est certes élégant, mais il n’est pas de soie, et son sac à main est vieux et sans grande valeur. Il a profité des temps d’arrêt aux feux rouges pour se retourner et l’examiner. Il n’a rien trouvé de remarquable sauf une bague au chaton brillant autour de l’index de sa main gauche. Serait-elle une cuisinière du palais ? Mais c’est à peine si elle tient debout, et elle ne doit plus être capable de travailler. La question le chatouille à la manière des cheveux coupés qui glissent dans son dos quand il sort du salon de coiffure. Il est maghrébin et a pressenti qu’elle est arabe. Ce qui a excité encore plus sa curiosité.
— Au palais de l’Élysée, madame ?
Elle se détend quand elle l’entend s’exprimer en arabe dans un accent plutôt curieux.
— Oui, mon fils. Tu es d’où ?
— De Casa.
Elle ne saisit pas le mot, et elle s’en veut de la faiblesse de son ouïe qui l’empêche de capter distinctement les sons.
— Ravie, je suis irakienne.
— Les Irakiens sont des gens bien… De bons musulmans.
Elle veut lui dire qu’elle n’est pas musulmane mais elle se tait. Il la regarde dans le rétroviseur chaque fois qu’il s’arrête à un feu ; il lui épelle le nom des rues, des places et des ponts qu’ils traversent. Elle ne saisit pas clairement ses expressions truffées de français, elle se contente de sourire et de secouer la tête. Il la voit perdue dans ses pensées, et il s’arrête de parler jusqu’à ce que, parvenu à destination, il encaisse le prix de la course, la remercie et se penche pour l’aider à s’installer sur la chaise roulante. Il la conduit jusqu’au trottoir et s’arrête en regardant tout autour. Il n’a pas à attendre longtemps. Un garde s’avance et prend connaissance du nom de la dame. Après avoir vérifié son passeport, il fait un salut. Le chauffeur de taxi lui demande ce qu’il se passe et le garde répond qu’il y a une cérémonie en l’honneur du pape en visite à Paris. Il pousse la chaise devant lui jusqu’à l’intérieur où il confie la dame à un huissier.
C’est un homme élégant aux cheveux gris, il porte une veste noire à queue et un plastron doré sur la poitrine. Elle n’a jamais vu pareil costume auparavant. Elle connaissait la fameuse photographie où l’ancien Premier ministre irakien, Nouri Saïd, porte une redingote avec une chemise au blanc éclatant et au col retourné, ainsi qu’un papillon en satin blanc. Elle se souvient que le docteur Chukri, qui était le chef du département de la santé à Diwaniya, possédait un costume identique qu’il envoyait faire repasser avant chaque grande cérémonie, pour se raviser ensuite et renoncer à le porter. Elle aurait souhaité le voir vêtu d’une veste à queue ne serait-ce que le jour de ses noces au club de l’Amitié à Faqir, mais il n’en fit rien. Le costume avait-il rétréci ? Quand elle avait interrogé sa femme Loris sur la raison pour laquelle le docteur ne portait pas son smoking, l’épouse libanaise qui s’y connaissait en élégance avait rectifié : on l’appelle « bonjour » et sa queue est plus longue que celle du frac. Quant au smoking, c’est une tout autre histoire… Wardiya ne s’y retrouvait pas dans ces dénominations et elle avait eu honte de son ignorance.
Sacrée mémoire que la sienne, qui continue à tout se rappeler et à récapituler chaque détail. À l’entrée de la salle où se pressent les invités, le maître des cérémonies se penche vers elle et lui demande son nom. Sa voix se perd dans le brouhaha et elle ne comprend pas le français, mais elle devine la question et répond en ajoutant le nom de son pays d’origine. Et quand arrive son tour, l’homme élégant annonce d’une voix forte : « La docteure Wardiya Iskandar d’Irak. »
Les invités s’arrêtent de parler et se tournent vers elle. Il ne fait pas de doute que son nom ou le nom de son pays suscite de la curiosité, autant que sa chaise roulante glissant sur le tapis somptueux. Restera-t-elle assise alors que tous se tiennent debout ? Elle rassemble ses forces et se lève en s’appuyant sur sa canne, laissant sa lourde chaise roulante aux soins de l’huissier. Elle avance vers le siège le plus proche, mais elle voit l’évêque irakien se diriger vers elle. Il la guide jusqu’à la place qui lui est destinée, au premier rang de la salle où sont alignées de petites chaises au dossier couleur bordeaux, rangées en trois ailes disposées comme les quartiers d’une grenade.
La docteure Wardiya s’assoit à côté des réfugiés irakiens chrétiens auxquels sont réservés les premiers rangs. On leur a dit qu’ils étaient les invités de Sarkozy ; ils l’ont cru et sont venus ; et un mois après leur arrivée dans ce pays, ils pénètrent dans le palais historique dont des millions de Français n’ont jamais passé le seuil. Le maître des cérémonies les a reçus avec force politesses et courbettes puis les a conduits à l’emplacement réservé aux invités d’honneur, à côté des ambassadeurs et des personnalités, en face du petit podium où se tiendront le président et le pape. Comment s’appelle-t-il déjà ? Benoît ! Wardiya oublie toujours son nom car elle ne s’y est pas accoutumée. Elle aimait le précédent, Jean-Paul. Elle a continué à l’aimer même après l’annulation de sa visite à Ur, la patrie d’Abraham. Même si elle ne lui avait pas pardonné ce fameux jour où, parvenu aux portes de l’Irak, il était revenu sur ses pas, laissant les chrétiens à leur sort.
Le pape entre et toute l’assistance se lève comme un seul homme. Wardiya fait l’effort de se dresser comme les autres ; et elle l’examine méticuleusement. Il ressemble à tous les autres papes. Une grande croix, une calotte rouge et un habit blanc plein de boutons. Elle entreprend de les compter en commençant par le haut, mais ses idées se dispersent et elle y renonce. Elle l’imaginait plus grand et plus flamboyant. Elle est déçue de le voir sans le manteau doré qu’il porte à la messe et lors des cérémonies, ce manteau dont on dit que des tisseuses ont passé des dizaines d’heures à fabriquer. Peu importe ! C’est le pape, et elle se trouve en sa présence, à quelques pas de lui et du président de la République. Entre eux et elle, il n’y a pas de différence. Une société aimable et des personnalités qui jouent leur rôle à la perfection. Elle aime le professionnalisme et toute personne qui s’applique à la tâche, fût-ce un pickpocket.
Elle reconnaît Sarkozy sur-le-champ tant elle l’a vu à la télé. Il indique le chemin à son hôte, et l’aide de la main à monter sur le podium. Le pape fait quelques pas sur le tapis bleu, se retourne pour saluer l’assistance et s’assoit dans le grand fauteuil qui lui est réservé. Le président reste debout et improvise un mot de bienvenue dont elle ne saisit rien. Après quoi, le pape se lève et prend la parole d’une voix douce et basse que les haut-parleurs ne réussissent pas à transmettre clairement jusqu’à son oreille. Il écarte les mains et les tend vers l’assistance, puis il se tourne vers le groupe qu’elle forme avec les réfugiés assis tout autour, et elle l’entend prononcer le mot « Irak ». Comment les a-t-il reconnus ? Leur physique, ajouté à la moustache des hommes, tranche assurément avec l’aspect du reste de l’assistance. Quand la cérémonie s’achève, les Irakiens s’avancent pour saluer le pape. Et au moment où elle se lève pour se joindre à eux, elle voit le président descendre du podium et se diriger vers elle.
Elle sent de la vigueur affluer dans ses jambes sous l’effet de la fierté. Elle saisit sa canne et se met debout sans aide aucune. Elle le salue et échange avec lui quelques mots en plusieurs langues. Bonjour, madame. Merci, monsieur. Chukran. Thank you. Hallat al-barakat. Que Dieu vous garde et vous accorde la santé ainsi qu’à vos enfants. Sarkozy lui prend le bras et la conduit doucement. Elle ressent de la gêne d’avoir le pas si lourd. Et bien que penchée sur sa canne, elle constate qu’elle est plus grande que lui. Alors, elle gagne en assurance et redresse le buste. Doit-elle baiser la main du pape ou se contenter de le saluer ?
Le pape tend vers elle une main frêle semblable à de la porcelaine blanche. Celle des petites poupées vêtues de dentelle, dressées sur les vieilles boîtes de gâteaux dont la clé dorée déclenchait, une fois actionnée, les notes musicales d’une chanson de Noël. Elle observe ses paumes et se convainc que jamais sa peau n’a vu le soleil et n’a été nettoyée autrement qu’avec de la crème. Elle ressent pour lui une grande sollicitude en raison de la fragilité de ses os et regrette de n’avoir pas sur elle son cahier d’ordonnances afin de lui prescrire deux boîtes de vitamines D, qui auraient renforcé son squelette. Elle a à son égard de la tendresse comme si elle-même était le pape et lui la réfugiée. Elle ne baise pas la main en porcelaine et se contente de sourire, de saluer silencieusement, tout en fixant ses yeux semblables à de grosses billes bleues.
La docteure Wardiya se retourne, cherchant du regard l’huissier qui a rangé sa chaise quelque part. Elle se sent légère, rajeunie, svelte et guérie. Elle se libère de la canne pour saisir un verre sur le plateau que lui présente un serveur circulant parmi les invités. Elle commence par tremper ses lèvres dans la boisson des anges pour s’assurer qu’elle a bien le goût qu’elle lui connaissait jadis, puis elle avale une gorgée qui coule en chantant dans son gosier. Paris n’est pas Paris sans le champagne !
Elle lève la tête pour contempler les lustres, les moulures dorées, les fresques magnifiques qui ornent le plafond, et elle regrette que feu son mari Girgis ne soit pas avec elle, tenant sa main droite et trinquant avec la coupe de cristal. Ou que Hinda n’ait pas pris l’avion du Canada pour l’accompagner à l’Élysée. Que son fils Barraq ne soit pas venu de son île sous-développée pour lui tenir le bras. Ou encore que Yasmine n’ait pas grimpé au sommet de la plus haute tour de Dubaï pour sauter d’un bond jusque-là.
Ou que ne soient pas venus les habitants de Diwaniya qu’elle connaissait : le préfet de la région, le commandant de la première division, Chadra l’alaouite, la nourrice Bustana, Ghassan le Palestinien, le docteur Chukri Frangié, Mme Loris, la grand-mère Nanna, Oum Yacoub.
Si seulement ils étaient tous là, autour d’elle, pour l’entourer et la soutenir.

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trad. François Zabbal
14/01/2016 272 pages 23,50 €
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