#Roman francophone

Le chiendent

Raymond Queneau, Audrey Mirlo

Depuis qu'elle avait vu un homme écrasé, vers les cinq heures de l'après-midi, devant la gare du Nord, Mme Cloche était enchantée. Naturellement elle disait qu'elle n'avait jamais vu une chose plus horribe que ça ; et il devait en être ainsi, car le pauvre Potice avait été soigneusement laminé par un autobus. Par une série de hasards soigneusement préparés, elle se trouva assise, vers la même heure, en face du même endroit, à la terrasse d'un café qu'une bienheureuse coïncidence avait justement placé là. Elle commanda-t-une camomille, et patiemment, attendit que la chose se renouvelât. " Du désastre cosmique et total du Chiendent émerge un débris de porte, et sur cette planche un nom est inscrit, un prénom de femme ; de cette absurde chasse au trésor ne subsiste, dérisoire et merveilleux, qu'un souvenir d'amour " (Georges-Emmanuel Clancier).

Par Raymond Queneau, Audrey Mirlo
Chez Editions Gallimard

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Genre

Critique


A Janine

 

La silhouette d'un homme se profila ; simultanément, des milliers. Il y en avait bien des milliers. Il venait d'ouvrir les yeux et les rues accablées s'agitaient, s'agitaient les hommes qui tout le jour travaillèrent. La silhouette indiquée se dégagea du mur d'une bâtisse immense et insupportable, un édifice qui paraissait un étouffement et qui était une banque. Détachée du mur, la silhouette oscilla bousculée par d'autres formes, sans comportement individuel visible, travaillée en sens divers, moins par ses inquiétudes propres que par l'ensemble des inquiétudes de ses milliers de voisins. Mais cette oscillation n'était qu'une apparence ; en réalité, le plus court chemin d'un labeur à un sommeil, d'une plaie à un ennui, d'une souffrance à une mort.

L'autre referma les yeux pendant quelques instants et, lorsqu'il les ouvrit de nouveau, la silhouette disparut empochée par le métro. Il y eut une vague de silence, puis de nouveauL'Intran et ses confrères du soir recommencèrent à gueuler sur le boulevard.

Depuis des années, ce même instant se répétait identique, chaque jour, samedi, dimanche et jours de fête exceptés. Lui n'avait rien à voir avec tout ça. Il ne travaillait pas, mais il avait accoutumé de venir là entre 5 et 8 heures, immobile. Parfois, il étendait la main et saisissait quelque chose ; ainsi ce jour-là, une silhouette.

La silhouette, elle, arrivait à Obonne. La femme avait préparé le bouffer ; elle aussi travaillait dans un bureau. Le sous-chef la bloquait tout le temps dans les petits coins et le chef faisait de même. A peine sortie de leurs mains, elle passait à celles du métro. A peine le travail fini là-bas, ici elle recommençait. L'enfant somnolait sous la lampe, attendant le bouffer. La silhouette aussi attendait le bouffer, sentant gonfler ses pieds, un bras pendant entre les jambes, la main agrippée au barreau de la chaise, crainte qu'elle ne s'échappe. Il lisait Le Journal. C'est-à-dire qu'il ne lisait pas le journal. Il fixait la lettre n du mot Ministère. Il la fixerait ainsi jusqu'à la soupe. Et après le bout de fromage avec beaucoup de pain, il hypnotiserait la lettre i. Le gosse n'attendait pas le fromage pour s'évader, et, parfaitement abruti, s'en allait vivre des pollutions nombreuses dans son dodo enfantin. La femme lava la vaisselle et s'occupa de divers travaux ménagers. Et lorsque 10 heures vinrent, le trio pionçait.

Le lendemain, il y avait une femme à sa place, sa place habituelle. Il avait constaté cette habitude et pensé, tous pareils. Le premier jour qu'il était venu dans ce café, il fuyait la pluie et n'hésita pas à choisir une place, précisément la seule qui restât. Et depuis lors, il venait toujours à cette même place. Un instant, il songea à la vie française de café ; mais il ne s'attarda pas à ces considérations ethnographiques et s'assit au hasard, si bien qu'il tomba en face d'une table qu'il ne connaissait pas, étudia les lignes du marbre, but son pernod. Lorsque l'heure de la sortie vint, de nouveau la silhouette se dégagea du mur, du mur de l'immense bourse que l'on appelait le Comptoir des Comptes.

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07/06/1974 432 pages 9,70 €
Scannez le code barre 9782070365883
9782070365883
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