Au commencement, la vache.
Guéno, l’Éternel, créa d’abord la vache. Puis il créa la femme, ensuite seulement, le Peul. Il mit la femme derrière la vache. Il mit le Peul derrière la femme. C’est ce que dit la genèse du bouvier, c’est ce qui fait la sainte trinité du pasteur. Gloire au Créateur de toute chose – le chaos et la lumière; l’œuf plein et le grand vide! De la goutte de lait, il a extrait l’univers; du trayon, il a fait jaillir la parole.
Parole nomade, longue rivière de lait qui multiplie les méandres entre les déserts et les forêts pour dire et redire l’incroyable aven- ture des Peuls.
Cela commence dans la nuit des temps, au pays béni de Héli et Yôyo1 entre le fleuve Milia et la mer de la Félicité2. C’est là-bas, dans les fournaises de l’est, sur les terres immémoriales des pharaons que l’Hébreu Bouïtôring3 rencontra Bâ Diou Mangou. Le Blanc vit que la Noire était belle, la Noire vit que le Blanc était bon. Celui-ci demanda la main de celle-là. Guéno voulut et accepta. Naquirent Hellêré, Mangaye, Sorfoye, Eli-Bâna, Agna et Tôli-Maga. Selon l’antique formule des Égyptiens, la démence et le mal sacré2 épargnèrent les six garçons. Sekhmet, la dame de Réhésou, les protégea de la guerre, et Anouksis, la déesse de la pre- mière cataracte, les garda de la noyade. Ils survécurent, tous les six. Ils grandirent, ils procréèrent. C’est de leur vénérable descen- dance qu’est issu cet être frêle et belliqueux, sibyllin et acariâtre, goûtant à la solitude et pétri d’orgueil, cette âme insaisissable qui ne fait jamais rien comme les autres: toi, âne bâté de Peul!
Cela commence dans la nuit des temps. L’Homme était encore tout neuf sur terre, les montagnes à l’état de pousses et les roches à peine aussi fermes que le beurre de karité.
Cela commence dans la nuit des temps, cela ne finira jamais.
*
Le Peul dit: «La vache est supérieure par les services qu’elle rend à toutes les œuvres de la création. La vache est magique, plus magique que les fées! Elle apparaît, le désert refleurit. Elle mugit, le reg s’adoucit. Elle s’ébroue, la caverne s’illumine. Elle nourrit, elle protège, elle guide. Elle trace le chemin. Elle ouvre les portes du destin.»
Le Peul dit:
«Dieu a l’univers tout entier, le Peul a des vaches, La savane a des éléphants, le Peul a des vaches, La falaise a des singes, le Peul a des vaches,
La lande a des biches, le Peul a des vaches.
La mer a des vagues, le Peul a des vaches...»
*
C’est toi, Peul, qui le dis, moi, je ne fais que répéter. Tu as le droit de délirer, personne n’est tenu de te croire, infâme vagabond, voleur de royaumes et de poules! Soit! nous sommes cousins puisque les légendes le disent. Du même sang peut-être, de la même étoffe, non! Toi, l’ignoble berger, moi, le noble Sérère! À toi les sinistres pastourelles et les déplorables églogues; à moi, les hymnes virils des chasseurs. À toi l’écuelle à traire et la corde aux neuf nœuds; à moi, la houe du semeur de mil. À toi la cale- basse de lait, à moi la gourde de vin de palme... Les ancêtres nous ont donné tous les droits, sauf le droit à la guerre. Nous pouvons chahuter à loisir et vomir les injures qui nous plaisent. Entre nous, toutes les grossièretés sont permises. Au village, ils ont un mot pour ça: la parenté à plaisanteries. Alors ôte de ma vue tes misé- rables hardes et tes oreilles de pipistrelle! Je ne te dirai rien. Passe ton chemin, petit Peul, adresse-toi à un autre, singe malingre et rouge! Ressuscite les scribes si tu veux savoir, invoque les mânes de tes aïeux! Ton histoire est une histoire de bœufs. Comment veux-tu que je m’y retrouve? L’Homme occupe le centre de tout pour les gens normaux. Pour toi, l’idiot, la vache est l’astre qui éclaire le monde. Ta mère nourricière? La vache. Ton histoire? Ses empreintes. Ton pays? Les terres qu’elle foule. Pour elle, tu écumes le désert et la brousse. Pour elle, tu te résignes ou tues. Le glaive et la poudre, c’est pour soumettre les royaumes et amas- ser fortune. Mais toi, quand tu lèves les armes, c’est pour un tas de foin, quelques arpents d’herbage. Le Sérère a raison: «Si tu veux trouver le Peul, cherche du côté du fumier!»...
Extraits
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