#Roman francophone

La seule fois de l'amour

Jacques Jouet

Victoire a un projet, qui est un projet de vie, qui est un projet de vie amoureuse : elle connaîtra dans sa vie un amour et un seul, ni plus ni moins. Avec cet amour, elle fera l'amour une fois et une seule. Bonne chance, Victoire !

Par Jacques Jouet
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Littérature française

Au premier regard un peu appuyé qu’un garçon dirigea sur elle, Victoire sut qu’un jour ou l’autre il faudrait répondre et qu’elle ne pourrait le faire de façon banale. Pour marquer son temps sur la question de l’amour, il lui fallait un projet.

Cette nécessité venait de loin. À propos de corps et de garçons, Victoire avait toujours été chercheuse. C’était son but depuis l’enfance, son étonnement quand était né son petit frère Gaston. Ce fut son domaine de recherche quand on la poussa dans les études jusqu’au master : « Psychosociologie des  familles monoparentales à enfant unique et de sexe masculin ». À ce moment studieux, on la vit souvent dans des tête-à-tête avec des sujets toujours différents, le visage tendu très en avant au bout du cou, la curiosité montée sur les poings et les coudes, les yeux collés aux yeux des mâles, toujours des solitaires plus ou moins récents qui croyaient à leur chance. Or, cette attitude, qui pouvait apparaître comme un élément propitiatoire à la mutuelle dévoration, n’était jamais autre chose qu’une méthode un peu désespérée en vue d’accumuler des lumières sur la question obscure, une herméneutique.

« Le meilleur moyen d’avoir l’air d’écouter, c’est d’écouter », disait le marquis de Custine. D’où que Victoire écoutait, studieuse, sans jamais s’assoupir ou penser à autre chose. À l’entendre, Victoire n’ambitionnait pas plus avant que la science. Elle avait toujours un crayon à la main et un bloc-notes sous le poignet du même côté. Descendue de l’observatoire, elle dessinait avec minutie des camemberts remplis de statistiques.

Le père de Victoire n’était pas resté très longtemps à son poste conjugal. Il s’y trouvait trop à l’étroit. Ce n’était pas original. Victoire n’eut guère de passion pour sa famille, très féminine, par le fait, sauf Gaston, mais qui voulait à l’évidence être une femme.

Trois ans durant, au lycée de La Chapelle, Victoire avait été la confidente avide de celles de ses condisciples qui s’activaient sur le terrain du flirt. Elle n’aurait pas abandonné sa place pour un empire, mais, conjugué avec la lecture des romans de l’amour, le bilan de cette première enquête fut désastreux. Comment des filles, au départ assez peu sottes, pouvaient-elles aussi facilement le devenir ? Victoire était tout à la fois dépassionnée et furieuse d’être la trayeuse de larmes de ses amies perdues, héroïnes d’un universel féminin malheureux et angoissé.

Fatiguée des pleureuses passives qu’étaient sa mère ou ses amies, Victoire s’était peu à peu tournée vers les réactives, celles, toutes jeunes femmes déjà émancipées, qui relevaient leurs manches jusqu’aux coudes et rivalisaient d’imagination pour assurer par l’attaque leur défense anti-mâles. Au palmarès des troublants exploits, l’une avait lancé le contenu d’un flacon de parfum sur son amant marié qui voulait rester discret, l’autre avait renversé sur le sien une cocotte de moules tièdes bien chargées en échalotes. En échange, toutes les deux avaient reçu des coups : bien avancées. Caroline, une troisième, n’accordait préventivement ses faveurs à son chéri qu’au terme d’une fouille au corps, le féminin sien – fouille labiale exclusivement –, dans lequel, disait-elle (et c’était la vérité vraie), elle avait caché une fève parmi les replis de sa chair de frangipane. Ainsi s’assurait-elle immanquablement des égards attentifs loin de tout bâclage, loin de tout rabâchage encore puisqu’elle changeait à chaque fois de cachette et même de fève, dont elle exigeait que l’amant fît la collection. Il avait fallu trouver l’homme docile. Succès complet. Pour combien de temps ? Élisabeth, une autre, prévenait les coups en frappant la première, ne faisant bouger par là qu’à peine les statistiques basses des hommes battus. La même Élisabeth avait pris encore d’autres devants en mettant en compétition deux soupirants jusqu’à exiger d’eux, entre eux, une sorte de combat de coqs, à mains nues mais bientôt sans pitié, avec la perverse intention d’accorder ses faveurs au vaincu, ce qu’elle fit effectivement. Les clients étaient deux frères, qu’elle avait su rendre ennemis, humiliant ainsi les deux à la fois et pour longtemps.

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05/01/2012 150 pages 14,00 €
Scannez le code barre 9782818014745
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