Editeur
Genre
Littérature étrangère
Prologue
Pendant un moment, les enfants – Maxine, Jim Ed, Bonnie – furent trop jeunes pour connaître l’ampleur de leur don, ni même pour savoir que leur vie était dure. Leurs parents avaient toujours été pauvres, mais jamais à un point aussi désespéré. À aucune période de leur existence leurs talents – de chasseurs ou de fermiers, de voyageurs de commerce ou de tailleurs – n’avaient échoué à rassasier les bouches affamées de leur famille. On disait à présent dans le pays que la Grande Dépression était terminée, mais là où ils vivaient, dans l’Arkansas du centre sud, non loin du Mississippi – dans les marais, entre les crêtes dentelées qui dominaient Poplar Creek –, rien n’avait changé. La situation avait été difficile avant la Dépression, puis avait empiré pendant la crise, mais les gens ne remontaient pas encore la pente, même si le peu de nouvelles qui leur parvenait dans les collines indiquait que tout allait mieux.
Floyd et Birdie, les parents des enfants, souffraient encore cruellement de la faim, des privations – se demandant pourquoi ils se trouvaient sur terre, pourquoi on les avait mis au monde.
Mais pendant quelque temps, les frères et sœurs ne connurent pas ce désespoir. Ils auraient pu l’absorber comme les bancs de brouillard qui s’élevaient du marais certains soirs, ils auraient pu s’en imprégner nuit et jour, il aurait fini par envahir tout leur être, chassant peu à peu la vitalité dont ils avaient hérité à leur naissance : mais pas encore, pas alors. Floyd buvait beaucoup et travaillait plus dur : abattant les chênes et les noyers amers avec des haches et des tronçonneuses, les tirant hors du marais avec des mulets ou, quand les mulets étaient blessés, avec des hommes trop pauvres quelquefois pour s’acheter un peu d’essence pour leurs bulldozers et leurs tracteurs – ainsi leur grignotage des bois paraissait aussi infinitésimal qu’incessant. On avait l’impression que l’ancienne forêt repoussait au rythme où les bûcherons débitaient les troncs.
Là où ils travaillaient, des coins de ciel se dégageaient brièvement, laissant pénétrer des petites taches de clarté blanche où fougères et orchidées poussaient, fleurissaient et prospéraient un temps fugace jusqu’à ce que la voûte de jeunes rameaux se referme sur ces clairières.
Avant de découvrir leur vocation, les enfants s’asseyaient au bord de la rivière près de l’une de ces trouées et regardaient passer les eaux lentes et boueuses de Poplar Creek. La ville la plus proche, Sparkman, se trouvait à treize kilomètres. À leurs yeux le monde était encore beau, totalement. Ils restaient là sans rien dire, c’étaient leurs derniers jours de liberté avant qu’ils prennent conscience de leur don – un don qu’ils n’avaient pas demandé, ni acquis à force de travail, mais qui leur avait été imposé à la naissance –, et ils attendaient sans doute que les bouffées de désespoir et de misère imprègnent leur peau telle la fumée des chutes de bois qui brûlaient en tas, une fumée bleue suspendue dans des îlots de soleil au milieu des arbres, comme si une grande guerre faisait rage, une guerre dont ils ne savaient rien, qui se déroulait à leur insu.
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