Parler de l’amour est trop facile, ou bien trop difficile. Comment ne pas verser soit dans l’exaltation, soit dans les platitudes émotionnelles ? Une manière de se frayer la voie entre ces deux extrêmes est de prendre pour guide d’une pensée méditante la dialectique entre amour et justice. Par dialectique, j’entends ici, d’une part, la reconnaissance de la disproportion initiale entre les deux termes et, d’autre part, la recherche des médiations pratiques entre les deux extrêmes, – médiations, disons-le tout de suite, toujours fragiles et provisoires.
La richesse de pensée promise par cette approche dialectique me paraît masquée par une méthode d’analyse conceptuelle qui s’emploierait à extraire d’une sélection de textes de moralistes ou de théologiens parlant de l’amour les thèmes les plus systématiquement récurrents. C’est l’approche de plusieurs de nos collègues, philosophes ou théologiens formés par la discipline de la philosophie analytique. Je n’ai retenu pour cette conférence que le remarquable ouvrage de Gene Outka, Agapê, dont le sous-titre indique l’orientation : An Ethical Analysis. Il s’agit pour cet auteur d’isoler les « contenus normatifs de base » que l’amour chrétien ou l’agapê « a été dit posséder sans égards pour les circonstances ». En suivant quelle méthode ? La réponse proposée est celle que mon approche veut mettre en question : « Une telle enquête est formellement similaire à celles que les philosophes ont menées dans leurs discussions par exemple de l’utilitarisme en tant que modèles (standard) normatifs ultimes, que critères ou principes pour des jugements de valeur et des obligations. » Toute la question est bien là : l’amour a-t-il, dans notre discours éthique, un statut normatif comparable à celui de l’utilitarisme ou même de l’impératif kantien ?
J’aimerais placer la première partie de mon étude, consacrée à la disproportion entre amour et justice, sous le signe d’une citation de Pascal : « Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. – De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel. » Je ne cache pas que le jugement abrupt de Pascal rendra ultérieurement plus difficile la recherche des médiations que requiert le jugement moral en situation, provoqué par la question : que dois-je faire ici et maintenant ? Nous retrouverons cette difficulté plus loin. Pour le moment la question est celle-ci : si nous donnons d’abord le pas à la disproportion, comment ne pas retomber dans l’un ou l’autre des dangers évoqués en commençant : l’exaltation ou la platitude ; autrement dit : la sentimentalité qui ne pense pas ?
Extraits
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