#Polar

Ecrit en lettres de sang

Sharon Bolton

A Londres, soir du 31 août. En regagnant sa voiture, la jeune policière Lacey Flint découvre une femme lacérée de coups de couteau, qui finira par mourir dans ses bras. Quelques heures plus tard, une journaliste reçoit une étrange lettre anonyme rappelant celles qu'envoyait Jack l'Eventreur aux journaux. Lorsqu'un deuxième meurtre a lieu, les ressemblances ne font plus aucun doute pour Lacey : l'assassin utilise le même mode opératoire et frappe les mêmes jours de l'année que son maître à penser. Mais pourquoi s'acharner sur des mères au foyer sans lien entre elles ? Tandis que l'enquête avance, des pans du passé de Lacey refont surface et semblent la relier au tueur. Cela n'échappe pas au commandant Joesbury, qui exaspère la jeune femme au plus haut point, l'attire, et la soupçonne aussi.

Par Sharon Bolton
Chez Fleuve Noir

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Genre

Policiers

PROLOGUE

Onze ans plus tôt
Les feuilles, la boue et l'herbe assourdissent les sons. Et même les cris. La fille le sait. Quelque bruit qu'elle fasse, celui-ci ne saurait parcourir les quatre cents mètres qui la séparent des phares de la voiture et des réverbères, des fenêtres vivement éclairées des hauts immeubles qu'elle aperçoit au-delà du mur. La ville toute proche ne lui portera aucun secours et crier ne fera que consumer une énergie qu'elle ne peut se permettre de gâcher.
Elle est seule. Un instant plus tôt, elle ne l'était pas.
— Cathy, dit-elle. Cathy, ce n'est pas drôle.
Difficile d'imaginer moins drôle. Alors pourquoi quelqu'un pouffe-t-il ? Ensuite, un nouveau bruit. Un grincement, un raclement.
Elle pourrait courir. Le pont n'est pas loin. Peut-être parviendrait-elle à l'atteindre.
Si elle court, elle sème Cathy.
Un souffle de vent agite les feuilles de l'arbre derrière lequel elle se cache et elle s'aperçoit qu'elle tremble, malgré elle. Elle s'est vêtue, quelques heures plus tôt, en prévoyant de passer la soirée dans un pub surchauffé puis dans un bus, également chauffé, pas de se retrouver en plein air à minuit. Sachant qu'à tout instant, il lui faudra peut-être s'élancer, elle soulève d'abord un pied, puis l'autre, et ôte ses chaussures.
— C'est bon, ça suffit, là, déclare-t-elle, d'une voix qu'elle ne reconnaît pas.
Elle fait un pas en avant, s'éloignant de l'arbre, se rapprochant un peu du gros rocher couché sur l'herbe devant elle.
— Cathy, dit-elle, où es-tu ? Seul lui répond le raclement.
Les pierres semblent plus grandes de nuit. Non seulement plus grandes, mais plus noires et plus anciennes. Pourtant, on dirait que le cercle qu'elles forment a rétréci. Elle a l'impression que celles situées juste à la périphérie de son champ de vision se rappro­chent en glissant, qu'elles jouent à « Un, deux, trois, soleil » ; que si elle faisait volte-face maintenant, elles seraient là, à portée de main.
Impensable de ne pas se retourner avec une idée pareille à l'esprit ; de ne pas pousser un gémissement quand une forme sombre progresse visiblement vers elle. L'une des hautes pierres s'est fendue en deux comme le ferait un pan de roche se détachant d'une falaise. Le pan de roche se dresse librement, et fait un pas en avant.
Alors elle court, mais pas longtemps. Une autre silhouette noire lui bloque le passage, lui barrant la voie d'accès au pont. Elle fait demi-tour. Une autre. Et une autre encore. De sinistres formes se rapprochent d'elle. Impossible de s'enfuir. Inutile de crier. Tout ce qu'elle peut faire, c'est tourner sur elle-même, tel un rat pris dans un piège. Ils se saisissent d'elle et la traînent en direction du grand rocher plat, et une chose, au moins, devient claire.
Le bruit qu'elle entend est celui d'une lame qu'on aiguise sur la pierre.

 


Première partie

Polly

« La brutalité du meurtre est au-delà
du concevable, et de toute description. »
Star, 31 août 1888


1

Vendredi 31 août
Une morte s'appuyait contre ma voiture.
Tenant debout on ne sait comment, bras écartés, agrippant du bout des doigts le rebord de la porte passager, une femme morte pissait du sang sur la peinture de la voiture : chaque nouvelle giclée recou­vrait la précédente en un motif évoquant peu à peu la toile d'araignée.
Un instant plus tard, elle s'est tournée et son regard a croisé le mien. Des yeux sans vie. Une plaie barbare béait en travers de sa gorge ; son ventre n'était qu'une masse écarlate. Elle a tendu les bras ; je n'ai pas pu bouger. Elle s'est serrée contre moi. Forte pour une morte.
Je sais, je sais, elle tenait debout, bougeait encore, mais il était impossible de sonder ce regard et de concevoir cette femme autrement que morte. Dans les faits, le corps se cramponnait, le cœur battait toujours, elle contrôlait encore vaguement ses muscles. Détails que tout ceci. Ces yeux-là savaient que la partie était finie.

Soudain, j'ai eu chaud. Avant que le soleil ne se couche, il avait fait bon ce soir-là, comme lorsque les édifices et les trottoirs de Londres conservent par-devers eux la chaleur du jour, vous accueillant d'une bouffée d'air tiède quand vous vous aventurez au dehors. Mais cette sensation de chaleur était inédite, en revanche, battant violemment, visqueuse. Cette chaleur n'avait rien à voir avec le temps.
Je n'avais pas vu le couteau. Mais à présent je pouvais en sentir le manche pressé contre moi. Elle me serrait si fort qu'elle enfonçait la lame plus profon­dément encore en elle.
Non, ne faites pas ça.
J'ai tenté de la maintenir à distance, juste assez pour relâcher la pression exercée sur le couteau. Elle a toussé, si ce n'est que la toux est sortie de la plaie qu'elle avait à la gorge, pas de sa bouche. Quelque chose m'a éclaboussé la figure et soudain, le monde s'est mis à tourner autour de nous.
Nous étions tombées. Elle s'est effondrée et je suis partie avec elle, heurtant durement le macadam et me cognant l'épaule. Elle était à présent étalée de tout son long sur le trottoir, levant vers le ciel un regard fixe, et je me suis retrouvée à genoux, penchée sur elle. Sa poitrine se soulevait - à peine.
Il est encore temps, me suis-je dit, tout en sachant qu'il n'en était rien. Il me fallait de l'aide. Aucune en vue. Le petit parking était désert. Nous étions cernées de hauts immeubles de six à huit étages et, l'espace d'un instant, j'ai surpris un mouvement sur l'un des balcons. Puis, plus rien. Le crépuscule s'assombrissait seconde après seconde.
On ne l'avait agressée que quelques instants plus tôt. Qui que soit l'auteur de l'agression, il ne pouvait être loin.
J'ai tenté d'atteindre ma radio, tâtant mes poches, en vain, sans quitter des yeux ceux de la femme. Mon sac était tombé à quelques mètres de là. J'ai fouillé dedans et déniché mon portable, appelé la police et demandé une ambulance sur le parking situé devant Victoria House, cité Brendon, dans le quartier de Kennington. À la fin de l'appel, je me suis aperçue qu'elle s'était emparée de ma main.
Une femme morte me tenait la main, et plonger dans ces yeux, les voir chercher mon regard, était quasiment au-dessus de mes forces. Il fallait que je lui parle, que je la maintienne consciente. Je ne supportais pas d'entendre la voix dans ma tête qui me murmurait que c'était fini.
— Tout va bien, disais-je. Tout va bien.
Les choses ne risquaient guère d'aller bien, non, loin de là.
— Les secours sont en route, ai-je ajouté, tout en sachant qu'ils ne lui seraient plus d'aucune aide. Tout va s'arranger.
On ment, face aux mourants, ai-je compris soudain ce soir-là, à l'instant même où les premières sirènes retentissaient au loin.
— Vous entendez ? On vient. Tenez bon.
Nos deux mains étaient gluantes de sang. Le bracelet métallique de sa montre s'incrustait dans mes chairs.
— Allez, restez avec moi.
Les sirènes ont hurlé plus fort.
— Vous les entendez ? Ils sont presque là. Bruits de pas précipités. Levant les yeux, j'ai vu des
gyrophares bleus se refléter dans plusieurs fenêtres. Une voiture de police s'était arrêtée à côté de ma Golf et un agent en uniforme s'approchait à petites foulées, tout en parlant dans sa radio. Parvenu à notre hauteur, il s'est accroupi.
— Tenez bon, maintenant, ai-je dit. Ils sont arrivés, on va prendre soin de vous.
L'agent avait une main sur mon épaule.

— Ça va aller, disait-il, tout comme je l'avais fait quelques secondes auparavant, si ce n'est que c'était à moi qu'il s'adressait. Une ambulance est en route. Ça va aller.
La quarantaine avancée, l'agent était solidement bâti, avec des cheveux gris clairsemés. L'idée m'a traversée que je l'avais peut-être déjà vu auparavant.
— Pouvez-vous me dire où vous êtes blessée ? a-t-il demandé.
Je me suis tournée vers la morte. Tout à fait morte, pour le coup.
— Pouvez-vous me parler, mon petit ? Me dire comment vous vous appelez ? Me dire où vous êtes blessée ?
Aucun doute là-dessus. L'œil bleu pâle fixe. Le corps immobile. Je me suis demandé si elle avait entendu quoi que ce soit de ce que je lui avais dit. Elle avait une chevelure sublime, ai-je alors remarqué, d'un blond cendré très clair. Elle s'étalait tout autour d'elle comme un éventail. Ses boucles d'oreilles réflé­chissaient la lumière des réverbères, et quelque chose, dans la façon qu'elles avaient de scintiller au travers des mèches de cheveux, m'a semblé vaguement fami­lier. J'ai relâché sa main et entrepris de me relever. Doucement, quelqu'un m'a maintenue là où j'étais.
— À mon avis, vous feriez mieux de ne pas bouger, mon petit. Patientez jusqu'à ce que l'ambu­lance soit là.
Je n'avais pas le courage d'en débattre, aussi me suis-je contentée de dévisager la morte. Du sang avait éclaboussé le bas de son visage. Sa gorge et sa poitrine en étaient détrempées. Il formait une mare sous elle sur le trottoir, s'immisçant dans de minuscules entailles dans les pavés pour se frayer un chemin. Au milieu de sa poitrine, je distinguais tout juste le tissu de sa chemise. Plus bas, c'était impossible. La plaie de sa gorge n'était pas la pire de ses blessures, loin de là.

Je me rappelais avoir entendu dire, un jour, qu'un corps de femme contenait plus ou moins cinq litres de sang, en moyenne. Je ne m'étais jamais réellement figuré à quoi cela ressemblerait, une fois déversé.

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trad. Marianne Bertrand
12/09/2013 560 pages 21,90 €
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