#Essais

Sérendipité. Du conte au concept

Sylvie Cattelin

Quand Walpole invente le mot "sérendipité" en 1754, il évoque la faculté de découvrir, "par hasard et sagacité", ce que l'on ne cherchait pas. Aujourd'hui, le terme connaît une vogue croissante au sens de "découverte par hasard". Mais si cette focalisation permet d'affirmer la dimension imprévisible et non programmable de la recherche, l'occultation de la sagacité empêche de saisir ce que "sérendipité" désigne véritablement, et qui est au coeur de toute découverte. Pour comprendre le sens profond du terme, il faut remonter aux contes orientaux qui ont inspiré Walpole et Voltaire (pour la "méthode de Zadig"), et lire les romanciers et les savants qui se sont passionnés pour cette idée. Parmi eux, Balzac et Poe, Freud et Poincaré, Cannon et Wiener. Tous ont cherché à saisir le fonctionnement de l'esprit humain quand il est attentif à ce qui le surprend et en propose une interprétation pertinente, par l'association d'idées, l'imagination, la réflexivité. L'étonnante histoire du mot révèle de profonds changements dans la conception des processus de création, et dans les rapports entre sciences, littérature et politique. Au terme de l'enquête, ce mot venu d'un conte ancestral acquiert la puissance d'un concept, porteur d'enjeux épistémologiques, politiques et humanistes.

Par Sylvie Cattelin
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Histoire et Philosophiesophie

Ce livre me paraît important pour plusieurs raisons. C’est un exemple rare d’enquête indisciplinaire et de très longue durée, qui fait le choix si éclairant de l’histoire des mots pour comprendre la formation et la circulation des idées, la genèse de nos mentalités. C’est une réflexion subtile sur le fonctionnement de l’esprit humain, sur la représentation que l’on s’en fait à différentes époques, et sur les effets en retour de ces représentations quant à nos façons de penser ou d’imaginer. C’est un engagement, éclairé et résolu, pour une certaine conception des sciences et de leur place dans la culture, en un moment où nos valeurs et nos comportements sont pris dans les turbulences de puissantes transformations géopolitiques, économiques et idéologiques.

De quoi s’agit-il ? D’un mot étrange, « sérendipité », qui se trouve à un carrefour de son histoire. Et le chemin qu’il prendra pourrait bien dépendre de ce livre, des intuitions et des découvertes de son auteure, des réflexions et des choix de celles et ceux qui le liront. Les forces en présence sont inégales, mais pour ce mot-ci rien n’est encore achevé, et la lutte sur le sens des mots est un combat dans lequel nous avons tous notre rôle à jouer.

D’un côté, la sérendipité serait le fait de découvrir par hasard ce que l’on ne cherchait pas, et ce coup de chance serait à l’origine de bien des découvertes scientifiques. Mais ce « hasard heureux » est une éblouissante mystification, qui empêche de comprendre l’art de chercher, et de trouver. Ce savoir pratique millénaire nous a été transmis par des chasseurs et des conteurs, avant d’être repris par des romanciers et des psychanalystes, des physiciens, des biologistes ou des sociologues, des amateurs et des savants qui ont fini par faire le succès du mot en question. Or le malentendu propageant le mythe de la découverte par hasard est en train de se répandre à grande vitesse, à travers ce mot si bizarre, appelé à la rescousse pour évoquer toute découverte imprévisible, de la bonne trouvaille à la découverte scientifique, en passant par le coup de foudre. En librairie, ce sont de nombreux livres qui le diffusent. Sur Internet, ce sont des millions d’occurrences en anglais et bientôt en français. Et « sérendipité » n’y est pas un mot comme un autre, puisqu’il est celui qui désignerait la manière même de découvrir, dans nos laboratoires scientifiques, comme dans nos voyages virtuels, grâce à nos « moteurs de recherche ».

De l’autre côté, la sérendipité est l’art pratiqué par les princes de Serendip. Et Sylvie Catellin nous raconte comment les fictions qui l’ont transmis en dévoilent la nature et nous aident à saisir en profondeur le processus de toute découverte. Loin de proposer un discours péremptoire sur la vérité du mot, ce livre en fait l’histoire. Or l’histoire de ces objets nomades que sont les mots est une des pratiques intellectuelles les plus puissantes qui soit. Révélatrice, et plus encore, libératrice : alors même que nous croyons penser grâce aux mots, nous sommes parfois empêchés de penser à cause d’eux. Ces objets culturels et mentaux que le grand historien Lucien Febvre a qualifiés d’« outillage mental » peuvent aussi nous aveugler. Avec « sérendipité », nous sommes face à un mot qui a d’abord été conçu pour mieux penser, mais dont les usages récents ont brouillé l’effet éclairant. Sylvie Catellin nous fait prendre conscience de notre aveuglement. Elle montre que le succès du mot est un symptôme culturel. Elle fait voir que son usage actuel mettant l’accent sur le hasard fait écran. Elle soutient que le terme, analysé et démystifié, peut avoir la puissance d’un concept. Un étrange concept : c’est donc ce terme, inventé par un romancier anglais rétif au rationalisme des Lumières et inspiré par un conte oriental millénaire, qui est susceptible de devenir l’un des mots-clés de nos réflexions contemporaines sur la découverte scientifique. Un terme né de l’univers de la fiction, ce qui n’est pas non plus par hasard.

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09/01/2014 264 pages 21,00 €
Scannez le code barre 9782021136821
9782021136821
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