INTRODUCTION
Une société d’individus
Chacun veut être reconnu comme un individu, sujet porteur de droits et de qualités, mais personne ne voudrait être livré à lui-même, réduit à une pure « individualité » qui ne serait que solitude, fragilité, impuissance. Tel est le grand paradoxe de la société moderne : si l’individu est partout célébré, l’individualisme est énergiquement décrié. De fait, la notion d’individu véhicule une profonde dualité : l’individu a une valeur à la fois positive (par sa singularité irréductible, son aspiration à l’autonomie) et négative (par sa propension à l’égoïsme et sa tentation du repli).
Cette ambiguïté a une longue histoire. À partir de la Révolution française, l’individu est devenu individu par son universalité ; aujourd’hui, il l’est par sa distinction, son désir de singularité. Au XIXe siècle et tout au long des Trente Glorieuses, la protection sociale et les droits des salariés se sont construits à travers des luttes collectives : il s’agissait, à partir d’une norme universelle, de donner à chaque individu sa place dans la société. Cette logique s’est renversée dans le dernier tiers du XXe siècle : avec l’effondrement des espérances collectives a fleuri la revendication d’« être soi ». Tout l’enjeu, aujourd’hui, consiste à trouver une autre façon de faire monde commun, à partir non d’un individualisme de l’universel, mais d’un universalisme de la distinction.
Il y a là une question cruciale pour la politique. L’individu représente une formidable opportunité pour les partis de gauche, à condition qu’ils sachent définir une politique de l’individu émancipatrice, acquise à la finalité du welfare state, dirigée vers l’épanouissement individuel et collectif ; une société où chacun serait reconnu et traité comme un individu, mais où tout le monde, aussi, serait protégé et pris en charge dans sa vulnérabilité potentielle. Il s’agit, en d’autres termes, d’inventer une société d’individus. Pour y parvenir, ce livre plaide en faveur d’une politique de l’individu fondée sur la modernité du soutien.
La notion d’individu a souvent mis la gauche mal à l’aise. L’héritage marxiste qui attribue les conquêtes du capitalisme à l’individu propriétaire n’y est pas pour rien. Associé à une liberté qui se réalise dans l’enrichissement, l’individu a pu se confondre avec le self-made-man affranchi de toute obligation collective. Pendant des années, la gauche a condamné moralement l’individu, destructeur – selon elle – du collectif et de l’espoir de transformation sociale qu’il porte. Dans cette optique, la pensée marxiste a mis au ban les droits de l’homme, expression de l’individualisme de la société civile bourgeoise : « Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse […] l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un homme séparé de la communauté, replié sur lui-même1. »
Extraits
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