Mise en scène de Claude Régy au théâtre de l’Odéon atelier Berthier : « Notre souci, ce devrait être, il me semble, comment amener chacun à renouveler, lui-même, de façon autonome, sa sensation du monde » écrivait Claude Régy dans Espaces Perdus. C’est cette fois par la mise en scène d’Homme sans but, du norvégien Arne Lygre, qu’il s’y essaye à nouveau, du 27 septembre au 10 novembre 2007 au Théâtre de l’Odéon.
Acte I. A l’embouchure d’un fjord, deux personnages s’entretiennent. L’un, Peter, seul personnage de la pièce doté d’un nom, élit la zone désertique dans laquelle ils ont échoué pour y bâtir une cité nouvelle. « Ici. Ici sera la ville » déclare-t-il. Homme sans but sera donc le récit de cette aventureuse entreprise. Mais en partie seulement. Car si la pièce couvre une période de trente ans, de cette première réplique à la mort de Peter une fois le projet achevé, elle s’attache essentiellement à mettre en évidence les liens troubles qui l’unissent aux autres personnages. Ceux-ci, contrairement à lui, ne seront jamais nommés : Frère, Femme et Propriétaire ne détiennent leur identité qu’en vertu de la fonction qu’ils occupent auprès de Peter. Mais dès les premières répliques affleurent justement la fragilité, l’ambiguïté de ces rapports trop bien définis. Qui sont ces personnages si explicitement présentés ? Quelle est leur identité, au-delà de leur parenté avec Peter ? « Derrière celle qui prétend avoir été ma femme. Qui es-tu ? » s’interroge-t-il. Au deuxième acte, tandis que nous est révélée la nature réelle de leurs relations, tandis que l’on découvre la facticité de liens que seul l’argent noue, Homme sans but mettra en évidence qu’il ne s’agit précisément que de personnages.
Echo d’une société au sein de laquelle tout s’achète, Homme sans but évoque une réalité familière. « Loin d’être une fiction, n’est-ce pas l’état de notre monde » ? s’interroge Claude Régy. Ce monde « en train de glisser vers une situation où l’artificialité tient lieu de réel. » Certes. Mais Homme sans but ne saurait se réduire à cette mise en cause critique. Il s’agit aussi de mettre en évidence le caractère fragile, ténu, mal défini des relations humaines. L’ambiguïté finale, persistante, quant à l’identité réelle de Sœur est à cet égard éloquente : de même que les relations les plus artificielles, les plus mensongères, recèlent leur part d’authenticité, de même les rapports les plus vrais se laissent contaminer par l’argent, par l’artifice. Au troisième acte, Sœur avoue « Je ne sais pas tout de toi. Je ne sais pas tout de … moi-même ». Au-delà du questionnement du rapport à l’autre, il y a le questionnement du rapport à soi. Que sait-on de soi–même, peut-on démêler en nous-même la part de mensonge et de mystification, de la part d’authenticité ? Y a-t-il seulement un moi authentique ? Lorsque les personnages se retrouvent, après la disparition de Peter, livrés à eux-mêmes, ce qui se cache derrière le simulacre du jeu, ce n’est que la pauvreté d’un moi avide de se dissimuler sous un nouveau masque.
Arne Lygre
Si la pièce joue « constamment sur le flou d’une frontière indécise, dans le trouble d’une ambiguïté », la mise en scène de Claude Régy le met clairement en évidence. A l’écriture sobre et brève d’Arne Lygre répond la nudité, la netteté et la froideur d’une mise en scène qui évoque visuellement le fjord sans jamais le montrer. Les silhouettes des personnages se détachent sur un fond où seule la lumière tient lieu de décor. Un décor si sobre qu’il ne porte en lui aucune interprétation imposée, et laisse le spectateur libre de constituer son propre univers fictif.
C’est ce même désir qui sous-tend la singulière diction des acteurs de Régy : « Les acteurs par leur intonation, devraient pouvoir seulement suggérer. Faire penser à plusieurs interprétations. Ne pas faire de commentaire, leur ton ne devrait porter aucun jugement. […] » A cet égard, on peut se demander si le but est réellement atteint, tant l’intonation des acteurs semble parfois outrer les personnages qu’ils incarnent. L’ambiguïté de Peter, à la fois créateur solitaire et vil personnage achetant les êtres qui l’entourent, s’efface sous une diction qui ne fait de lui qu’un être vulgaire et malsain. De même, les rapports de domination réciproques qu’entretiennent Peter et Frère font place à une unilatérale domination de la part du premier. Autant d’interprétations qui font perdre à la pièce une partie de sa subtile ambiguïté.